28/01/2014
Note de lecture - M. Ouine de Bernanos
Les personnages se révèlent, oui — nul doute sur l'identité du criminel, que je vous laisse découvrir par vous-même si ce n'est déjà fait — mais de façon détournée ou plutôt, Bernanos n'expose pas plein feux ses personnages aux lecteurs, il ne les donne pas en pâture, pas même M. Ouine ; dans le cas du maire qui se lâche d'un coup, se livre en espérant peut-être se délivrer, se purifier de ses tares, cela passe par le filtre du langage de l'auteur, langage qui fait office de lumière tamisée ; les crudités sont mises en sourdine, le glauque recule, l'auteur s'interpose, on accède ou pas au secret par la porte dérobée des mots de Bernanos. Pas de fausse pudeur, il s'agit je pense de ne pas ajouter à la souffrance et peut-être aussi de ménager le lecteur.
Cependant, concernant les quelques personnages cultivés et néanmoins glauques, ou en partie, du roman, ceux-ci passent à leur manière sans cesse aux aveux, mais eux aussi de façon détournée, par le tamis de métaphores ou autre, si bien que le sens des propos de M. Ouine, par exemple, échappe au curé de Fenouille qui baigne dans une innocence sublime, ou à Steeny qui sous l'effet de l'incompréhension se met à sangloter, ou encore, ce sens peut échapper au lecteur impatient qui risque, quel dommage! d'abandonner le roman.
Par contre Bernanos donne le film, pourrait-on dire, des comportements, où Ginette par exemple se dépouille de toute pudeur en se mettant constamment en scène toute seule. L'auteur, en ce qui la concerne, n'a plus qu'à la filmer avec sa grande jument dont elle n'est pas maître et qui surgit toujours on ne sait d'où ; est-ce une allégorie de la possible dangerosité de Ginette ? Il n'empêche que l'empathie de l'auteur pour cette Ginette-là est sensible. La grande jument entre donc en scène tel un personnage de dessin animé, souvent dans un halo de lumière aveuglant, le spectateur l'espace de quelques secondes devient un auditeur, il n'entend plus que les trépignements de la jument folle avant que ne lui apparaisse la grande culbute de Ginette que sa jument choisit d'envoyer dinguer à tous les diables à la moindre occasion de la donner en ridicule au premier badaud venu, lequel risque aussi de valdinguer dans le fossé par la même occasion.
Que dire du curé qui s'étale de tout son long dans la boue ? Bernanos ne veut pas rendre ses héros grotesques, il les aime ces personnages, c'est évident, pourtant, alors que "le vieux" lui devient de plus en plus sympathique, l'auteur s'empresse dirait-on, de le montrer courant soudainement de façon ridicule, lâche d'un coup, sous les regards haineux des villageois rassemblés. Faut-il comprendre que par ce biais Bernanos veut signifier la force maléfique du groupe sur toute personne qu'il a prise en otage ? De la solitude christique face au mal à un moment donné, en d'autres mots, du terrassement fatidique d'un homme isolé, telle une proie, sous l'hostilité d'un groupe ennemi ? Je pense que oui.
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27/01/2014
Extrait M. Ouine Bernanos
M. Ouine, extrait du sermon du curé de Fenouille lors de l'enterrement du petit vacher :
"[...] Eh bien ! c'est vrai qu'en me retournant pour vous souhaiter l'aide et la force du Seigneur, Dominus vobiscum, l'idée m'est venue — non, ce n'est pas assez dire ! — l'idée est entrée en moi comme l'éclair, que notre paroisse n'existait plus, qu'il n'y avait plus de paroisse. Oh, naturellement, le nom de la commune figure toujours sur les registres de l'archevêché, seulement il n'y a quand même plus de paroisse, c'est fini, vous êtes libres. Vous êtes libres, mes amis. Cent fois plus que les sauvages ou les païens, tout à fait libres, libres comme des bêtes. Ça ne date pas d'hier, sûr, ça vient de loin, c'est long à tuer une paroisse ! Celle-ci aura tenu jusqu'au bout. Maintenant elle est morte. Vous me répondrez que vivante ou morte, ça n'empêchera pas votre grain de mûrir, ça ne fera pas tomber de l'arbre vos pommes à cidre. D'accord, la menace ne vient pas de ces choses innocentes, ce qui vous menace est dans vous, dans vote poitrine, mes amis, dans votre peau. Mon Dieu, comment vous expliquer, vous faire comprendre ! Qu'il y ait parmi vous des pécheurs, de grands pécheurs, cela ne tire pas à conséquence, chaque paroisse a ses pécheurs. Aussi longtemps qu'une paroisse tient bon, les pécheurs et les autres ne font qu'un grand corps où la pitié, sinon la grâce de Dieu circule, ainsi que la sève d'un arbre. Car vous aurez beau dire, mes amis, l'homme n'est pas fait pour vivre seul, ou par couple, comme les tigres et les serpents. Hélas ! le plus modeste rassemblement d'hommes ne va pas sans beaucoup d'ordures, et que dire des villes, des grandes villes ? Seulement, la nuit venue, la ville s'éveille, elle aspire par tous les pores l'ordure du jour qui vient de finir, elle la brasse dans ses fosses, dans ses égouts jusqu'à ce qu'elle ne soit qu'un limon qui roulera peu à peu vers la mer, dans ses immenses fleuves souterrains."
Mon Dieu ! que disait-il, qu'osait-il dire, à dix pas du tabernacle, devant cette foule mystérieuse, pleine de regards, d'une multitude de regards, d'yeux grands ouverts, avides, pareils à de noirs insectes immobiles, guettant leur proie ?... Il ne sentait d'ailleurs ni honte ni crainte, il avait seulement envie de pleurer.
La chaise de M. Ouine grinçait sur les dalles, depuis une minute, par petits coups réguliers. De sa place, le prêtre ne pouvait pas voir les traits de l'ancien professeur de langues, mais il entendait son souffle anxieux, coupé parfois d'une espèce de chuchotement incompréhensible. Bien loin de là, presque au pied de la chaire, la figure convulsée du maire de Fenouille sortait brutalement de l'ombre, éclairée en plein par un vitrail de l'abside qui couvrait sa large face de petites taches rondes, bleues ou mauves, toujours dansantes. Un moment, il crut le voir rire et aussitôt la grimace douloureuse de la bouche le détrompa. Il semblait au curé de Fenouille que toute rumeur s'était éteinte, que les paroles qu'il allait dire tomberaient l'une après l'autre, vaines et noires, dans ce silence béant.
Son humble regard pâlissait de dégoût tandis que ses bras, avec une lenteur solennelle, se levaient à son insu, comme d'un nageur épuisé qui ne se défend plus, coule à pic. Trop simple d'esprit, trop peu poète pour avoir mesuré la puissance des images et leur péril, celle qu'il venait d'évoquer s'emparait de lui avec une force irrésistible. Il voyait, il touchait presque ces montagnes d'excréments, ces lacs de boue.
"Hélas ! mes amis, la vie surnaturelle, la vie des âmes, des pauvres âmes, ne va pas non plus sans beaucoup d'ordures... il y a le vice, il y a le péché. Si Dieu ouvrait nos sens au monde invisible, qui de nous ne tomberait mort — oui, mort — à l'aspect... au seul aspect des hideuses... des abominables proliférations du mal ?"
Bernanos
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M. Ouine, note de lecture
Bernanos laissent agir et parler ses personnages, pour ma part je devine plus qu'autre chose bien souvent ce qu'ils veulent dire, ce qu'ils cachent ou peinent à exprimer, les mots sont souvent impuissants, les silences en disent parfois plus, mais d'un coup les mots peuvent frapper et faire lâcher au maire son bol de café au lait. L'auteur livre clairement des sensations de l'intérieur des peaux, souvent aussi les corps souffrent ou étonnent leurs propriétaires. Steeny trouve curieuse soudainement sa propre voix, ne comprend pas l'éclipse, le trou noir, qui se produit en lui quand il agresse physiquement l'amie de sa mère, gouvernante de statut mais qui, en fait, est restée pour une large part une enfant perdue qui se raccroche à sa mère, lui volant en quelque sorte l'affection de celle-ci ; problème existentiel d'autant plus ardu pour Steeny qu'il rappelle de plus en plus, à sa mère traumatisée par son mari, son géniteur.
Personnages énigmatiques, lestés de leurs secrets. Il y a aussi "le vieux", encore à se demander ce qu'il en est de ses aïeux, lesquels seraient des nobles de la maison de Lorraine, mais cela lui semble de plus en plus hasardeux. Au seuil de la mort, cherche-t-il un réconfort dans la noblesse possible d'aïeux de plus en plus brumeux ? Est-ce de noblesse de cœur, dont il rêve comme d'un échappatoire à moins qu'il ne soit frappé de vanité en dépit même de son âge ? Toujours est-il, et c'est criant, que personne ne se soucie vraiment de la mort du petit vacher. Un petit vacher ce ne serait donc rien, sa vie aurait bien peu de valeur, ainsi il suffirait pour eux que soient sauves les apparences ?
J'en suis à la moitié du livre, à force de persévérance, le roman M. Ouine devient plus compréhensible de page en page, et l'auteur étant très sensible au paysage, à la nature, la poésie avec laquelle il en parle fait d'autant mieux suivre les mystérieux personnages qui je le pense se révèleront de plus en plus. le seul à être clair comme une de roche, c'est l'infirme, riche qui plus est de ce savoir qu'il a tiré de sa souffrance ; à son contact, le "vieux", son grand-père, devient noble, si j'ose dire, au-delà de la particule.
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