08/01/2014
Le petit matin
La veillée d'hier, je l'ai passée à lire quelques pages de plus du roman Monsieur Ouine. Ce que la lectrice que je suis comprend maintenant, ou pense avoir compris, dans ce roman me paraît presque incommunicable. Une impression d'entrer dans le secret par la porte dérobée. J'ai mis une note succinte hier soir sur ce moment de lecture.
Ce matin : Valentine de George Sand, dont voici un extrait :
"Louise était bien malheureuse. En voyant de quel amour Bénédict était capable, elle apprenait à connaître ce jeune homme qu'elle avait cru, jusque là, plus ardent que sensible. Cette puissance d'aimer, qu'elle découvrait en lui, le lui rendait plus cher ; elle mesurait l'étendue d'un sacrifice qu'elle n'avait pas compris en l'accomplissant, et pleurait en secret la perte d'un bonheur qu'elle eût pu goûter plus innocemment que Valentine. Cette pauvre Louise, dont l'âme était passionnée, mais qui avait appris à se vaincre en subissant les funestes conséquences de la passion, luttait maintenant contre des sentiments âpres et douloureux. Malgré elle, une dévorante jalousie lui rendait insupportable le bonheur pur de Valentine. Elle ne pouvait se défendre de déplorer le jour où elle l'avait retrouvée, et déjà cette amitié romanesque et sublime avait perdu tout son charme ; elle était déjà, comme la plupart des sentiments humains, dépouillée d'héroïsme et de poésie. Louise se surprenait parfois à regretter le temps où elle n'avait aucun espoir de retrouver sa sœur. Et puis, elle avait horreur d'elle-même, et priait Dieu de la soustraire à ces ignobles sentiments. Elle se représentait la douceur, la pureté, la tendresse de Valentine, et se prosternait devant cette image comme devant celle d'une sainte qu'elle priait d'opérer sa réconciliation avec le ciel. Par instants elle formait l'enthousiaste et téméraire projet de l'éclairer franchement sur le peu de mérite réel de M. de Lansac, de l'exhorter à rompre ouvertement avec sa mère, à suivre son penchant pour Bénédict, et à se créer, au sein de l'obscurité, une vie d'amour, de courage, et de liberté. Mais ce dessein, dont le dévouement n'était peut-être pas au-dessus de ses forces, s'évanouissait bientôt à l'examen de la raison. Entraîner sa sœur dans l'abîme où elle s'était précipitée, lui ravir la considération qu'elle même avait perdue, pour l'attirer dans les mêmes malheurs, la sacrifier à la contagion de son exemple, c'était de quoi faire reculer le désintéressement le plus hardi. Alors Louise persistait dans le plan qui lui avait paru le plus sage : c'était de ne point éclairer Valentine sur le compte de son fiancé, et de lui cacher soigneusement les confidences de Bénédict. Mais, quoique cette conduite fût la meilleure possible, à ce qu'elle pensait, elle n'était pas sans remords d'avoir attiré Valentine dans de semblables dangers, et de n'avoir pas la force de l'y soustraire tout à coup en quittant le pays."
George Sand
20:18 Publié dans Lecture, Note | Lien permanent | Commentaires (0)
07/01/2014
La veillée
Début de soirée avec le roman Monsieur Ouine de Bernanos dont j'ai continué la lecture, j'en étais arrivée au moment où Steeny a quitté Guillaume. Sur la route Ginette dite "Jambe de laine" l'interpelle et lui confie un message à transmettre à Monsieur Ouine, une sorte de menace déguisée peut-être.
Les choses commencent à devenir plus claires pour moi à partir du paragraphe suivant, qui débute ainsi :
"Ils ont porté le petit cadavre dans la salle de la mairie, sur la table hâtivement dépouillée de son tapis vert. A droite le garde champêtre a rangé les deux souliers, face à face, et qui ont l'air de se faire signe l'un à l'autre, de leurs semelles tordues. C'est tout. Un charretier des Croules, un ivrogne, l'a trouvé ce matin par hasard, juste au ras de l'étang, sous les ronces, nu. "le courant l'a déshabillé pour sûr, un fameux courant ! L'eau bouillait autour comme de la bière." Mais au premier coup d'œil il a reconnu le valet des Malicorne, un gamin bien honnête, pas vicieux. Tonnerre ! Sa pauvre tête n'était qu'une boule de vase et de cailloux. "Je l'aurai cru décapité, c'pauvre fieux !" dit-il."
Bernanos annonce la mort terrible de cet enfant puis s'en écarte, parle du maire, en dresse un portrait inquiétant. Le personnage est ainsi présenté au lecteur cette fois, tant et si bien que le petit mort passe presque à la trappe, mais Bernanos revient à lui par cette scène très cinématographique : "Antoine, un peu de tenue que diable ! Respect au mort." Il s'agit du vieux garde champêtre qui dort et ronfle à côté du petit cadavre et que le maire vient d'interpeler. Va bientôt s'ensuivre un dialogue entre le médecin très mondain et émoustillé par l'événement et le maire, préoccupé de lui-même et de son sort avant tout. Indifférence totale pour le destin tragique du gamin de la part des protagonistes. Ginette dite "Jambe de laine" arrive quelques minutes plus tard, tenant serré un petit paquet avec les vêtements du mort. Ginette est une sorte de grand oiseau déboussolé, qui tente vainement de dire sa détresse, personne ne la prend au sérieux, elle est considérée comme folle, une folle qui de plus accuse maintenant formellement Monsieur Ouine, (homme qui, lui, est respecté au village), d'avoir tué l'enfant. L'humanité arrive cependant enfin par cette "folle", la seule à compatir pour le gamin.
Je renoue avec le grand Bernanos. Mais c'est assez pour ce soir.
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Regards biaisés de George Sand sur la société
Il y a des considérations sur la société française, de la part de Bénédict telles que l'on pourrait les prendre comme résultant de l'état d'esprit d'un contemporain. Malgré les catastrophes qui sont arrivées dans l'intervalle. C'est surprenant. Cet extrait que je présente en quelques lignes : Louise, qui comme sa sœur Valentine et Athénaïs (la cousine de Bénédict) aime Bénédict, tente en vain de convaincre celui-ci de renoncer à l'amour qu'il éprouve pour Valentine, et d'aimer Athénaïs envers laquelle elle se sent des devoirs ; Selon Louise les sentiments de Bénédict pour Valentine ne sont que chimères qui le rongeront jusqu'à le rendre inapte, "bon à rien". La réponse de Bénédict :
"— (...) Dans l'état de la société, le meilleur résultat possible de l'éducation qu'on nous donne serait de retourner volontairement à l'état d'abrutissement d'où l'on s'efforce de nous tirer durant vingt ans de notre vie. Mais écoutez Louise, ne faites pas pour moi de ces rêves chimériques que vous me reprochez. C'est vous qui m'invitez à dépenser mon énergie en fumée, quand vous me dites de travailler pour être un homme comme les autres, de consacrer ma jeunesse, mes veilles, mes plus belles heures de bonheur et de poésie, à gagner de quoi mourir de vieillesse commodément, les pieds dans la fourrure et la tête sur un coussin de duvet. Voilà pourtant le but de tous ceux que l'on appelle de bons sujets à mon âge, et des hommes positifs à quarante ans. Dieu les bénisse ! Laissez-les aspirer de tous leurs efforts à ce but sublime : être électeurs du grand collège, ou conseillers municipaux, ou secrétaires de préfecture. Qu'ils engraissent des bœufs et maigrissent des chevaux à courir les foires ; qu'ils se fassent valets de cour ou valets de basse-cour, esclaves d'un ministre ou d'un lot de moutons, préfets à la livrée d'or ou marchands de porcs à la ceinture doublée de pistoles ; et qu'après toute une vie de sueur, de maquignonnage, de platitude ou de grossièreté, ils laissent le fruit de tant de peines à une fille entretenue, intrigante cosmopolite, ou servante joufflue du Berri, par le moyen de leur testament ou par l'intermédiaire de leurs héritiers pressés de jouir de la vie : voilà la vie positive qui se déroule dans toute sa splendeur autour de moi ! voilà la glorieuse condition d'homme vers laquelle aspirent tous mes contemporains d'étude. Franchement, Louise, croyez-vous que j'abandonne là une bien belle et bien glorieuse existence ?
— Vous savez vous-même, Bénédict, combien il serait facile de rétorquer cette hyperbolique satire. Aussi je n'en prendrai pas la peine ; je veux vous demander simplement ce que vous comptez faire de cette ardente activité qui vous dévore, et si votre conscience ne vous prescrit pas d'en faire un emploi utile à la société ?
— Ma conscience ne me prescrit rien de semblable. La société n'a pas besoin de ceux qui n'ont pas besoin d'elle. Je conçois la puissance de ce grand mot sur des peuples nouveaux, sur une terre vierge qu'un petit nombre d'hommes, rassemblés d'hier, s'efforcent de fertiliser et de faire servir à leurs besoins ; alors si la colonisation est volontaire, je méprise celui qui viendra s'engraisser impunément du travail des autres. Je puis concevoir le civisme chez les nations libres ou vertueuses, s'il en existe. Mais ici, sur le sol de France, où, quoi qu'on en dise, la terre manque de bras, où chaque profession regorge d'aspirants, où l'espèce humaine, hideusement agglomérée autour des palais, rampe et lèche la trace des pas du riche, où d'énormes capitaux, rassemblés (selon toutes les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes, servent d'enjeu à une continuelle loterie entre l'avarice, l'immoralité et l'ineptie, dans ce pays d'impudeur et de misère, de vice et de désolation ; dans cette civilisation pourrie jusqu'à sa racine, vous voulez que je sois citoyen ? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie, à ses besoins pour être sa dupe ou sa victime, pour que le denier que j'aurais jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire ? Il faudra que je m'essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal, afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les mouchards, les croupiers et les prostituées ? Non, sur ma vie ! Je ne le ferai pas. je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée des nations. (...)"
George Sand
J'en suis là de cette lecture de Valentine. Accès facile je disais hier dans ma note, ce qui n'empêche pas la profondeur d'analyse en tous genres. J'avoue ma surprise quant à la tournure qu'elle fait prendre à ses personnages ; elle en réserve sûrement d'autres (après avoir mis dans la bouche de Bénédict que sa cousine était une "bourgeoise frelatée", de quelles autres secousses petites ou grandes va-t-elle encore agiter ses lecteurs ?)
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