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27/01/2014

Extrait M. Ouine Bernanos

M. Ouine, extrait du sermon du curé de Fenouille lors de l'enterrement du petit vacher :

 

"[...] Eh bien ! c'est vrai qu'en me retournant pour vous souhaiter l'aide et la force du Seigneur, Dominus vobiscum, l'idée m'est venue — non, ce n'est pas assez dire ! — l'idée est entrée en moi comme l'éclair, que notre paroisse n'existait plus, qu'il n'y avait plus de paroisse. Oh, naturellement, le nom de la commune figure toujours sur les registres de l'archevêché, seulement il n'y a quand même plus de paroisse, c'est fini, vous êtes libres. Vous êtes libres, mes amis. Cent fois plus que les sauvages ou les païens, tout à fait libres, libres comme des bêtes. Ça ne date pas d'hier, sûr, ça vient de loin, c'est long à tuer une paroisse ! Celle-ci aura tenu jusqu'au bout. Maintenant elle est morte. Vous me répondrez que vivante ou morte, ça n'empêchera pas votre grain de mûrir, ça ne fera pas tomber de l'arbre vos pommes à cidre. D'accord, la menace ne vient pas de ces choses innocentes, ce qui vous menace est dans vous, dans vote poitrine, mes amis, dans votre peau. Mon Dieu, comment vous expliquer, vous faire comprendre ! Qu'il y ait parmi vous des pécheurs, de grands pécheurs, cela ne tire pas à conséquence, chaque paroisse a ses pécheurs. Aussi longtemps qu'une paroisse tient bon, les pécheurs et les autres ne font qu'un grand corps où la pitié, sinon la grâce de Dieu circule, ainsi que la sève d'un arbre. Car vous aurez beau dire, mes amis, l'homme n'est pas fait pour vivre seul, ou par couple, comme les tigres et les serpents. Hélas ! le plus modeste rassemblement d'hommes  ne va pas sans beaucoup d'ordures, et que dire des villes, des grandes villes ? Seulement, la nuit venue, la ville s'éveille, elle aspire par tous les pores l'ordure du jour qui vient de finir, elle la brasse dans ses fosses, dans ses égouts jusqu'à ce qu'elle ne soit qu'un limon qui roulera peu à peu vers la mer, dans ses immenses fleuves souterrains."

 

Mon Dieu ! que disait-il, qu'osait-il dire, à dix pas du tabernacle, devant cette foule mystérieuse, pleine de regards, d'une multitude de regards, d'yeux grands ouverts, avides, pareils à de noirs insectes immobiles, guettant leur proie ?... Il ne sentait d'ailleurs ni honte ni crainte, il avait seulement envie de pleurer.

 

La chaise de M. Ouine grinçait sur les dalles, depuis une minute, par petits coups réguliers. De sa place, le prêtre ne pouvait pas voir les traits de l'ancien professeur de langues, mais il entendait son souffle anxieux, coupé parfois d'une espèce de chuchotement incompréhensible. Bien loin de là, presque au pied de la chaire, la figure convulsée du maire de Fenouille sortait brutalement de l'ombre, éclairée en plein par un vitrail de l'abside qui couvrait sa large face de petites taches rondes, bleues ou mauves, toujours dansantes. Un moment, il crut le voir rire et aussitôt la grimace douloureuse de la bouche le détrompa. Il semblait au curé de Fenouille que toute rumeur s'était éteinte, que les paroles qu'il allait dire tomberaient l'une après l'autre, vaines et noires, dans ce silence béant.

 

Son humble regard pâlissait de dégoût tandis que ses bras, avec une lenteur solennelle, se levaient à son insu, comme d'un nageur épuisé qui ne se défend plus, coule à pic. Trop simple d'esprit, trop peu poète pour avoir mesuré la puissance des images et leur péril, celle qu'il venait d'évoquer s'emparait de lui avec une force irrésistible. Il voyait, il touchait presque ces montagnes d'excréments, ces lacs de boue.

 

"Hélas ! mes amis, la vie surnaturelle, la vie des âmes, des pauvres âmes, ne va pas non plus sans beaucoup d'ordures... il y a le vice, il y a le péché. Si Dieu ouvrait nos sens au monde invisible, qui de nous ne tomberait mort — oui, mort — à l'aspect... au seul aspect des hideuses... des abominables proliférations du mal ?"

Bernanos

 

  

 

 

 

 

 

  

 

  

 

05:36 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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