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06/05/2008

Extrait de Dostoïevski

Ivan se tut un instant, son visage se fit soudain très triste.

— Écoute-moi : je n’ai pris que les enfants pour que ce soit plus frappant. Des larmes des hommes dont la terre est imprégnée de l’écorce au centre, je ne dis pas un mot, j’ai exprès rétréci le sujet. Je suis une punaise et je reconnais en toute humilité que je ne puis comprendre pourquoi tout est ainsi fait. La faute en est donc aux hommes eux-mêmes ; on leur avait donné le paradis, ils ont désiré la liberté et ravi le feu du ciel, sachant bien qu’ils seraient malheureux, inutile donc de les plaindre. Oh ! À mon avis, avec mon pauvre cerveau euclidien terrestre, je ne sais qu’une chose : que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que toutes choses découlent tout droit et simplement les unes des autres et que je le sache : il me faut une compensation sinon je me détruirai. Et une compensation non pas quelque part et un jour, dans l’infini, mais ici, sur terre, et que je la voie moi-même. J’ai cru, je veux aussi voir moi-même, et si, à cette heure-là, je suis déjà mort, qu’on me ressuscite, car si tout se passe sans moi, ce sera trop dommage. Si j’ai souffert, ce n’est tout de même pas pour engraisser la future harmonie de ma substance, de mes crimes et de mes souffrances au bénéfice de quelqu'un d’autre. Je veux voir de mes yeux la biche s’étendre auprès du lion et l’égorgé se lever et embrasser son assassin. Je veux être là quand tout le monde apprendra d’un coup pourquoi tout était ainsi. Sur ce désir se fondent toutes les religions sur terre, et moi j’ai la foi. Mais voici cependant les petits enfants, et que ferai-je d’eux alors ? C’est une question que je ne puis résoudre. Pour la centième fois je le répète : les questions sont multiples, mais je n’ai pris que les petits enfants parce qu’ainsi ce que j’ai besoin de dire est d’une évidence irréfutable. Écoutez : si tous doivent souffrir pour acheter l’harmonie éternelle par la souffrance, que viennent faire là-dedans les enfants, dis-le moi je te prie ? Pourquoi eux aussi doivent-ils souffrir et à quoi cela leur sert-il d’acheter l’harmonie par leurs souffrances, cela est tout à fait incompréhensible. Pourquoi se sont-ils également trouvés compris dans le matériau et auront-ils fertilisé l’harmonie future pour quelqu'un d’autre ? La solidarité des hommes dans le péché, je la comprends, je comprends aussi la solidarité dans la récompense, mais tout de même pas la solidarité dans le péché avec les petits enfants, et s’il est bien vrai qu’eux aussi sont solidaires de tous les crimes de leurs pères, alors cette vérité n’est certes pas de ce monde et elle m’est incompréhensible. Il se peut qu’un plaisantin dise que l’enfant grandira de toute façon et aura le temps de pécher, mais en voilà un pourtant qui n’a pas grandi, on l’a fait traquer à mort par les chiens, à huit ans. Oh ! Aliocha, je ne blasphème pas ! Je comprends bien quel devra être le bouleversement de l’univers lorsque tout, au ciel et sous la terre, se fondra en un seul hymne louangeur et que tout ce qui vit et tout ce qui a vécu s’écriera : « Tu as raison, Seigneur, car Tes voies se sont révélées ! » Dés lors que la mère embrassa le bourreau qui a fait déchiqueter son fils par les chiens et que tous les trois ils proclameront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! », il est bien certain que ce sera le sommet de la connaissance et que tout s’expliquera alors. Mais c’est là qu’il y a un écueil, c’est cela même que je ne puis accepter. Et tandis que je suis encore sur terre, je me hâte de prendre mes dispositions. Vois-tu, Aliocha, il se peut bien que tout se passe vraiment de telle façon que lorsque j’atteindrai ce moment, ou que je ressusciterai pour le voir, je m’exclamerai sans doute moi-même en voyant la mère embrasser le bourreau de  son enfant : « Tu as raison, Seigneur ! », mais je ne veux pas m’exclamer alors. Pendant qu’il est encore temps, je me hâte de me prémunir, c’est pourquoi je refuse tout net la suprême harmonie. Elle ne vaut pas une seule petite larme ne serait-ce que de cette enfant suppliciée qui se frappait la poitrine de son petit poing et, dans le nauséabond réduit, priait le « bon Dieu » avec ses larmes demeurées sans rachat ! Elle ne la vaut pas car ces larmes sont demeurées sans rachat. Elles doivent être rachetées, sinon il ne peut y avoir d’harmonie. Mais par quoi les racheter, par quoi ? Est-ce possible ? Serait-ce vraiment en les vengeant ? Mais qu’ai-je besoin de cette vengeance, qu’ai-je besoin de l’enfer pour les bourreaux, qu’est-ce que l’enfer peut réparer puisque ceux-là sont déjà suppliciés ? Et qu’est donc cette harmonie s’il y a l’enfer : je veux pardonner et je veux embrasser, je ne veux plus qu’on souffre. Et si les souffrances des enfants ont servi à compléter la somme des souffrances nécessaires à gagner la vérité, alors j’affirme d’avance que la vérité tout entière ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas, enfin, que la mère embrasse le bourreau qui a fait déchiqueter son fils par les chiens ! Elle ne doit pas lui pardonner ! Si elle le veut, qu’elle pardonne pour elle-même, qu’elle pardonne au bourreau son immense souffrance de mère ; mais les souffrances de son enfant lacéré, elle n’a pas le droit de les pardonner, elle ne doit pas pardonner au bourreau, quand même l’enfant, lui, pardonnerait ! Et s’il en est ainsi, s’ils n’ont pas le droit de pardonner, où donc est l’harmonie ? Est-il au monde un être qui puisse pardonner et qui en ait le droit ? Je ne veux pas de l’harmonie, je n’en veux pas par amour de l’humanité. J’aime mieux rester avec les souffrances non vengées. Il vaut mieux que je reste avec ma souffrance non vengée et mon indignation inapaisée, quand même j’aurais tort. Au demeurant, on a estimé l’harmonie trop cher, il n’est nullement dans nos moyens de payer un tel prix pour l’entrée. C’est pourquoi je me hâte de rendre mon billet d’entrée. Et pour peu que je sois un honnête homme, il est de mon devoir de le rendre le plus longtemps possible à l’avance. C’est ce que je fais. Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, Aliocha, je ne fais que très respectueusement lui rendre son billet.

— C’est de la rébellion, prononça Aliocha d’une voix sourde, les yeux baissés.

— De la rébellion ? Je n’aurais pas voulu entendre ce mot de toi, dit Ivan d’un ton pénétré. Peut-on vivre de rébellion ? Or je veux vivre. Dis-moi franchement toi-même, je te le demande, réponds-moi : figure-toi que c’est toi qui ériges l’édifice de la destinée humaine, avec le but final de rendre les gens heureux, de leur donner enfin la paix et la tranquillité, mais que pour cela il soit indispensable et inéluctable de supplicier un seul tout petit être, cette enfant qui se frappait la poitine de son petit poing, et d’asseoir cet édifice sur ses larmes non vengées, accepterais-tu d’être l’architecte à ces conditions, dis-le et ne mens pas !

— Non, je n’accepterais pas, répondit Aliocha à voix basse.

— Et peux-tu admettre l’idée que les hommes pour qui tu bâtirais acceptent de recevoir leur bonheur fondé sur le sang innocent de la petite victime suppliciée et, l’ayant reçu, de demeurer à jamais heureux ?

— Non, je ne peux pas l’admettre. Frère, fit soudain Aliocha, les yeux étincelants, tu viens de dire : est-il au monde un seul être qui puisse pardonner et qui en ait le droit ? Mais cet Être existe, et il peut tout pardonner, à tous et pour tout, car lui-même a donné son sang innocent à tous et pour tout. Tu L’as oublié, mais c’est sur Lui que repose l’édifice et c’est vers Lui qu’on s’écriera : « Tu as raison Seigneur, car Tes Voies se sont révélées »…

— Ah ! « le Seul sans péché » et Son sang ! Non, je ne l’ai pas oublié et pendant tout ce temps je m’étonnais au contraire que tu fusses si longtemps sans l’introduire dans le débat car, d’habitude, dans les discussions, tous les vôtres le mettent en avant dès le début. Sais-tu Aliocha, ne ris pas, j’ai composé un jour un poème, il y a un an environ. Si tu peux perdre encore une dizaine de minutes avec moi, je te le dirai ?

— Tu as écrit un poème ?

— Oh ! Non, je ne l’ai pas écrit - Ivan se mit à rire - et je n’ai jamais fait de ma vie ne serait-ce que deux vers. Mais j’ai imaginé ce poème et je l’ai retenu. Je l’ai imaginé avec passion. Tu seras mon premier lecteur, c’est-à-dire auditeur. Ivan sourit. Faut-il raconter ?

— Je suis tout oreilles, dit Aliocha.

Mon poème s’appelle « Le grand Inquisiteur », c’est une chose absurde mais j’ai envie de te la faire connaître.

Les frères Karamazov de Dostoïevski (P. 279 à 282, Classique de Poche)

22:27 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

27/04/2008

Les frères Karamazov

"Il semble que l’arrivée de ses deux frères qu’il ne connaissait pas jusqu’alors, produisit sur Aliocha la plus forte impression. Avec son frère Dmitri Fédorovitch il se lia plus vite et plus intimement, bien que celui-ci fût arrivé plus tard, qu’avec son autre frère (utérin) Ivan Fédorovitch. Aliocha était extrêmement curieux de connaître celui-ci, mais il était là depuis déjà deux mois et tout en se voyant assez souvent, ils n’arrivaient toujours pas à se lier. Aliocha était lui-même taciturne et semblait attendre quelque chose, éprouver une gêne, mais bientôt Ivan dont, au début, il avait surpris les longs regards pleins de curiosité posés sur lui, cessa apparemment de s’occuper de lui. Aliocha s’en aperçut avec un certain trouble. Il attribua l’indifférence de son frère à leur écart d’âge et surtout de formation. Mais il pensait aussi autre chose : ce manque de curiosité et d’intérêt pour lui pouvait provenir chez Ivan d’une cause qu’il ignorait absolument. Il lui semblait toujours, il ne savait trop pourquoi, que quelque chose absorbait Ivan, une préoccupation intérieure importante, qu’il tendait vers quelque but, très difficile peut-être à atteindre, de sorte qu’il avait d’autres soucis que lui, Aliocha, et que c’était là la seule raison pour laquelle il le regardait distraitement. Aliocha se demandait, d’autre part, s’il n’y avait pas là du mépris pour lui, novice un peu sot, de la part du savant athée. Ce mépris, si mépris il y avait, ne pouvait l’offenser, mais avec une sorte de trouble mêlé d’inquiétude et incompréhensible pour lui-même, il attendait que son frère voulût se rapprocher de lui. Dmitri Fédorovitch parlait d’Ivan avec une profonde estime, d’un ton particulièrement pénétré. Ce fut par lui qu’Aliocha apprit tous les détails de l’importante affaire qui, les derniers temps, avait créé entre les deux frères aînés un lien spécialement étroit. Les propos enthousiastes de Dmitri sur son frère Ivan étaient d’autant plus remarquables aux yeux d’Aliocha que, par rapport à Ivan, Dmitri était presque un ignorant et que, placés l’un à côté de l’autre, ils semblaient former un contraste si éclatant, par leur personnalité et leur caractère, qu’il eût sans doute été impossible d’imaginer deux hommes se ressemblant moins.

C’est alors qu’eut lieu l’entrevue ou, pour mieux dire, la réunion familiale, dans la cellule du staretz de tous les membres de cette discordante famille, réunion qui eut sur Aliocha une influence extraordinaire. Le prétexte de cette réunion était en réalité fallacieux. Précisément alors, les dissensions entre Dmitri Fédorovitch et son père Fédor Pavlovitch au sujet de l’héritage et du règlement de la succession semblent avoir atteint un point critique. Les rapports étaient tendus au point d’être devenus intolérables. Ce fut, paraît-il, Fédor Pavlovitch qui, le premier et en plaisantant, donna l’idée de se réunir tous dans la cellule du staretz Zossima, ce qui, même sans recours à sa médiation directe, permettrait de s’entendre d’une façon plus décente, la dignité et la personne du staretz pouvant inspirer du respect et avoir un certain effet conciliateur. Dmitri Fédorovitch, qui n’était jamais allé chez le staretz et ne l’avait jamais vu, pensa naturellement qu’on voulait l’effrayer ainsi ; mais comme secrètement il se reprochait lui-même maintes sorties particulièrement violentes dans les discussions qu’il avait eues les derniers temps avec son père, il releva le défi. Notons à ce propos, qu’il n’habitait pas, comme Ivan Fédorovitch, la maison de son père, mais logeait séparément à l’autre bout de la ville. Pierre Alexandrovitch Mioussov, qui séjournait alors chez nous, s’accrocha à cette idée de Fédor Pavlovitch. Libéral des années 40 et 50, libre penseur et athée, il prit, peut-être par ennui, peut-être pour se procurer un divertissement frivole, une part extrême à cette affaire. L’envie le prit subitement de voir le monastère et le « saint ». Comme sa vieille querelle avec le monastère durait toujours et que le procès au sujet du bornage de leurs terres, de droits de coupe de bois et de pêche dans la rivière, etc., était toujours en cours, il s’empressa d’en profiter, sous prétexte de s’entendre lui-même avec le père supérieur pour essayer d’y mettre fin à l’amiable. Un visiteur animé de si bonnes intentions était certes susceptible d’être reçu au monastère avec plus d’égards et de prévenance qu’un simple curieux. À la faveur de ces considérations, une certaine pression interne avait pu s’exercer sur le staretz malade qui, les derniers temps, ne quittait presque plus sa cellule et, en raison de sa maladie, refusait même les visites ordinaires. En fin de compte, il donna son accord et le jour fut fixé. « Qui m’a désigné pour les départager ? » déclara-t-il seulement en souriant à Aliocha.

Apprenant le rendez-vous, Aliocha en fut fort troublé. Si parmi ces plaideurs et ces querelleurs , il y en avait un qui pût prendre cette réunion au sérieux, ce n’était à coup sûr que son frère Dmitri ; les autres viendraient tous avec des intentions frivoles et peut-être offensantes pour le staretz, Aliocha le comprenait bien. Son frère Ivan et Mioussov viendraient par curiosité, peut-être la plus grossière, et son père sans doute pour jouer quelque scène bouffonne de comédie. Oh, bien qu’Aliocha se tût, il connaissait déjà suffisamment et profondément son père. Je le répète, ce garçon n’était nullement aussi naïf que le pensait tout le monde. Le cœur lourd, il attendait le jour fixé. À n’en pas douter, il avait certainement à cœur de voir toutes ces dissensions familiales prendre fin d’une façon ou d’une autre. Néanmoins, son principal souci concernait le staretz : il tremblait pour lui, pour sa gloire, redoutant les offenses, surtout les railleries subtiles et courtoises de Mioussov et les réticences hautaines du savant Ivan ; c’était ainsi qu’il imaginait que cela se passerait. Il avait même voulu prendre le risque d’avertir le staretz de lui donner une idée de ses visiteurs possibles, mais à la réflexion il garda le silence. Il se contenta, la veille du jour fixé, de faire dire à son frère Dmitri, par une personne de connaissance, qu’il l’aimait beaucoup et attendait de lui qu’il tînt sa promesse. Dmitri qui en devint songeur, ne pouvant se rappeler ce qu’il avait bien pu promettre ,lui répondit seulement qu’il se contiendrait de toutes ses forces « devant une bassesse » et que quelque profond que fût son respect pour le staretz et pour son frère Ivan, il était convaincu qu’il y avait là soit un piège qu’on lui préparait, soit une comédie indigne. « Néanmoins, j’avalerai ma langue plutôt que de manquer de respect au saint homme que tu vénères tant.», ainsi se terminait le billet de Dmitri. Aliocha n’en fut guère rassuré."

Dostoïevski

 Livre de Poche, p.32,33  

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26/04/2008

Dostoïevski

Le troisième fils Aliocha

"Il n’avait alors que vingt ans (son frère Ivan en avait vingt-trois et leur frère aîné Dmitri, vingt-sept). Je dirai avant tout que cet adolescent, Aliocha, n’était nullement un fanatique, ni même, selon moi, un mystique. Je donnerai d’avance toute mon opinion : c’était simplement un altruiste précoce, et s’il avait choisi la voie monastique, ce n’était que parce qu’elle était alors la seule à s’être imposée à lui et à avoir pour ainsi dire offert une solution idéale à son âme qui, des ténèbres de la méchanceté humaine, brûlait de parvenir à la lumière de l’amour. Cette voie ne l’avait attiré que parce qu’il y avait rencontré un être à ses yeux exceptionnel, le célèbre staretz Zossima de notre monastère à qui il s’était attaché de tout l’ardent premier amour de son cœur inassouvi. Du reste, je ne conteste pas qu’il fût déjà fort étrange, ayant commencé dès le berceau. À ce propos, j’ai déjà dit qu’ayant perdu sa mère alors qu’il n’avait que quatre ans, il garda toute sa vie son souvenir, celui de son visage, de ses caresses, « comme si elle était vivante devant moi ». De tels souvenirs peuvent se graver dans la mémoire (c’est bien connu) même à un âge précoce plus tendre, dès deux ans, mais seulement comme des points lumineux ressortant sur les ténèbres, comme un fragment arraché à un immense tableau qui se serait éteint et aurait disparu en entier, à l’exception de ce seul fragment. Il en était exactement de même pour lui : il se souvenait d’un soir calme d’été, de la fenêtre ouverte, des rayons obliques du soleil couchant (c’étaient les rayons obliques qu’il se rappelait le mieux), dans la chambre l’image sainte dans un coin, une veilleuse allumée et, devant l’icône, à genoux, sanglotant dans une crise de nerfs, avec des gémissements et des cris, sa mère, l’ayant saisi dans ses bras, le serrant fort à lui faire mal, et qui prie pour lui la sainte Vierge, qui le tend de ses deux mains vers l’image comme pour le mettre sous sa protection…et soudain la nounou accourt et le lui arrache des bras avec frayeur. Telle était la scène ! Le visage de sa mère s’était à cet instant gravé dans la mémoire d’Aliocha : il disait qu’il était éperdu mais beau, pour autant qu’il pût se le rappeler. Mais il n’aimait guère confier ce souvenir. Dans son enfance et son adolescence, il avait été peu expansif et même taciturne, cela non par méfiance, non par timidité ou par insociabilité morose, bien au contraire, mais pour quelque autre raison, par une sorte de préoccupation intérieure qui lui était personnelle, qui ne concernait pas les autres mais qui, pour lui, était si importante qu’il semblait en oublier ces autres. Mais il aimait ses semblables : il paraissait n’avoir jamais perdu une foi absolue dans l’homme, et pourtant personne ne le prit jamais pour un simplet ni pour un naïf. Il y avait en lui quelque chose (il en fut de même toute sa vie par la suite) qui révélait et qui confirmait qu’il ne voulait pas être le juge de son prochain, qu’il se refuserait toujours à assumer la responsabilité de le condamner et ne le condamnerait pour rien au monde. Il semblait même tout admettre sans aucune réprobation, quoique souvent avec une très profonde affliction. Bien plus, il en était parvenu dans ce sens à un point où personne ne pouvait ni l’étonner ni l’effrayer, et cela dès sa toute première jeunesse. Arrivé, dans sa vingtième année, chez son père, dans un véritable repaire de grossière débauche, lui, chaste et pur, il se contentait de s’éloigner en silence quand la vue lui en devenait intolérable, sans manifester aucun mépris ni blâme à l’adresse de qui que se fût. Son père, ancien parasite et, partant, homme sensible à l’offense, l’accueillit tout d’abord avec méfiance et d’un air sombre (« il se tait et réfléchit beaucoup à part soi ») mais finit bientôt, quinze jours à peine plus tard, par l’embrasser et le serrer très souvent dans ses bras, avec des larmes et des accès de sensibilité d’ivrogne il est vrai, mais l’aimant visiblement d’un amour sincère et profond, tel qu’un homme comme lui n’avait certes jamais été capable d’éprouver pour personne…"

Dostoïevski Les frères Karamazov (chapitre IV p. 18,19) 

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