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26/04/2008

Dostoïevski

Le troisième fils Aliocha

"Il n’avait alors que vingt ans (son frère Ivan en avait vingt-trois et leur frère aîné Dmitri, vingt-sept). Je dirai avant tout que cet adolescent, Aliocha, n’était nullement un fanatique, ni même, selon moi, un mystique. Je donnerai d’avance toute mon opinion : c’était simplement un altruiste précoce, et s’il avait choisi la voie monastique, ce n’était que parce qu’elle était alors la seule à s’être imposée à lui et à avoir pour ainsi dire offert une solution idéale à son âme qui, des ténèbres de la méchanceté humaine, brûlait de parvenir à la lumière de l’amour. Cette voie ne l’avait attiré que parce qu’il y avait rencontré un être à ses yeux exceptionnel, le célèbre staretz Zossima de notre monastère à qui il s’était attaché de tout l’ardent premier amour de son cœur inassouvi. Du reste, je ne conteste pas qu’il fût déjà fort étrange, ayant commencé dès le berceau. À ce propos, j’ai déjà dit qu’ayant perdu sa mère alors qu’il n’avait que quatre ans, il garda toute sa vie son souvenir, celui de son visage, de ses caresses, « comme si elle était vivante devant moi ». De tels souvenirs peuvent se graver dans la mémoire (c’est bien connu) même à un âge précoce plus tendre, dès deux ans, mais seulement comme des points lumineux ressortant sur les ténèbres, comme un fragment arraché à un immense tableau qui se serait éteint et aurait disparu en entier, à l’exception de ce seul fragment. Il en était exactement de même pour lui : il se souvenait d’un soir calme d’été, de la fenêtre ouverte, des rayons obliques du soleil couchant (c’étaient les rayons obliques qu’il se rappelait le mieux), dans la chambre l’image sainte dans un coin, une veilleuse allumée et, devant l’icône, à genoux, sanglotant dans une crise de nerfs, avec des gémissements et des cris, sa mère, l’ayant saisi dans ses bras, le serrant fort à lui faire mal, et qui prie pour lui la sainte Vierge, qui le tend de ses deux mains vers l’image comme pour le mettre sous sa protection…et soudain la nounou accourt et le lui arrache des bras avec frayeur. Telle était la scène ! Le visage de sa mère s’était à cet instant gravé dans la mémoire d’Aliocha : il disait qu’il était éperdu mais beau, pour autant qu’il pût se le rappeler. Mais il n’aimait guère confier ce souvenir. Dans son enfance et son adolescence, il avait été peu expansif et même taciturne, cela non par méfiance, non par timidité ou par insociabilité morose, bien au contraire, mais pour quelque autre raison, par une sorte de préoccupation intérieure qui lui était personnelle, qui ne concernait pas les autres mais qui, pour lui, était si importante qu’il semblait en oublier ces autres. Mais il aimait ses semblables : il paraissait n’avoir jamais perdu une foi absolue dans l’homme, et pourtant personne ne le prit jamais pour un simplet ni pour un naïf. Il y avait en lui quelque chose (il en fut de même toute sa vie par la suite) qui révélait et qui confirmait qu’il ne voulait pas être le juge de son prochain, qu’il se refuserait toujours à assumer la responsabilité de le condamner et ne le condamnerait pour rien au monde. Il semblait même tout admettre sans aucune réprobation, quoique souvent avec une très profonde affliction. Bien plus, il en était parvenu dans ce sens à un point où personne ne pouvait ni l’étonner ni l’effrayer, et cela dès sa toute première jeunesse. Arrivé, dans sa vingtième année, chez son père, dans un véritable repaire de grossière débauche, lui, chaste et pur, il se contentait de s’éloigner en silence quand la vue lui en devenait intolérable, sans manifester aucun mépris ni blâme à l’adresse de qui que se fût. Son père, ancien parasite et, partant, homme sensible à l’offense, l’accueillit tout d’abord avec méfiance et d’un air sombre (« il se tait et réfléchit beaucoup à part soi ») mais finit bientôt, quinze jours à peine plus tard, par l’embrasser et le serrer très souvent dans ses bras, avec des larmes et des accès de sensibilité d’ivrogne il est vrai, mais l’aimant visiblement d’un amour sincère et profond, tel qu’un homme comme lui n’avait certes jamais été capable d’éprouver pour personne…"

Dostoïevski Les frères Karamazov (chapitre IV p. 18,19) 

17:40 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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