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27/04/2008

Les frères Karamazov

"Il semble que l’arrivée de ses deux frères qu’il ne connaissait pas jusqu’alors, produisit sur Aliocha la plus forte impression. Avec son frère Dmitri Fédorovitch il se lia plus vite et plus intimement, bien que celui-ci fût arrivé plus tard, qu’avec son autre frère (utérin) Ivan Fédorovitch. Aliocha était extrêmement curieux de connaître celui-ci, mais il était là depuis déjà deux mois et tout en se voyant assez souvent, ils n’arrivaient toujours pas à se lier. Aliocha était lui-même taciturne et semblait attendre quelque chose, éprouver une gêne, mais bientôt Ivan dont, au début, il avait surpris les longs regards pleins de curiosité posés sur lui, cessa apparemment de s’occuper de lui. Aliocha s’en aperçut avec un certain trouble. Il attribua l’indifférence de son frère à leur écart d’âge et surtout de formation. Mais il pensait aussi autre chose : ce manque de curiosité et d’intérêt pour lui pouvait provenir chez Ivan d’une cause qu’il ignorait absolument. Il lui semblait toujours, il ne savait trop pourquoi, que quelque chose absorbait Ivan, une préoccupation intérieure importante, qu’il tendait vers quelque but, très difficile peut-être à atteindre, de sorte qu’il avait d’autres soucis que lui, Aliocha, et que c’était là la seule raison pour laquelle il le regardait distraitement. Aliocha se demandait, d’autre part, s’il n’y avait pas là du mépris pour lui, novice un peu sot, de la part du savant athée. Ce mépris, si mépris il y avait, ne pouvait l’offenser, mais avec une sorte de trouble mêlé d’inquiétude et incompréhensible pour lui-même, il attendait que son frère voulût se rapprocher de lui. Dmitri Fédorovitch parlait d’Ivan avec une profonde estime, d’un ton particulièrement pénétré. Ce fut par lui qu’Aliocha apprit tous les détails de l’importante affaire qui, les derniers temps, avait créé entre les deux frères aînés un lien spécialement étroit. Les propos enthousiastes de Dmitri sur son frère Ivan étaient d’autant plus remarquables aux yeux d’Aliocha que, par rapport à Ivan, Dmitri était presque un ignorant et que, placés l’un à côté de l’autre, ils semblaient former un contraste si éclatant, par leur personnalité et leur caractère, qu’il eût sans doute été impossible d’imaginer deux hommes se ressemblant moins.

C’est alors qu’eut lieu l’entrevue ou, pour mieux dire, la réunion familiale, dans la cellule du staretz de tous les membres de cette discordante famille, réunion qui eut sur Aliocha une influence extraordinaire. Le prétexte de cette réunion était en réalité fallacieux. Précisément alors, les dissensions entre Dmitri Fédorovitch et son père Fédor Pavlovitch au sujet de l’héritage et du règlement de la succession semblent avoir atteint un point critique. Les rapports étaient tendus au point d’être devenus intolérables. Ce fut, paraît-il, Fédor Pavlovitch qui, le premier et en plaisantant, donna l’idée de se réunir tous dans la cellule du staretz Zossima, ce qui, même sans recours à sa médiation directe, permettrait de s’entendre d’une façon plus décente, la dignité et la personne du staretz pouvant inspirer du respect et avoir un certain effet conciliateur. Dmitri Fédorovitch, qui n’était jamais allé chez le staretz et ne l’avait jamais vu, pensa naturellement qu’on voulait l’effrayer ainsi ; mais comme secrètement il se reprochait lui-même maintes sorties particulièrement violentes dans les discussions qu’il avait eues les derniers temps avec son père, il releva le défi. Notons à ce propos, qu’il n’habitait pas, comme Ivan Fédorovitch, la maison de son père, mais logeait séparément à l’autre bout de la ville. Pierre Alexandrovitch Mioussov, qui séjournait alors chez nous, s’accrocha à cette idée de Fédor Pavlovitch. Libéral des années 40 et 50, libre penseur et athée, il prit, peut-être par ennui, peut-être pour se procurer un divertissement frivole, une part extrême à cette affaire. L’envie le prit subitement de voir le monastère et le « saint ». Comme sa vieille querelle avec le monastère durait toujours et que le procès au sujet du bornage de leurs terres, de droits de coupe de bois et de pêche dans la rivière, etc., était toujours en cours, il s’empressa d’en profiter, sous prétexte de s’entendre lui-même avec le père supérieur pour essayer d’y mettre fin à l’amiable. Un visiteur animé de si bonnes intentions était certes susceptible d’être reçu au monastère avec plus d’égards et de prévenance qu’un simple curieux. À la faveur de ces considérations, une certaine pression interne avait pu s’exercer sur le staretz malade qui, les derniers temps, ne quittait presque plus sa cellule et, en raison de sa maladie, refusait même les visites ordinaires. En fin de compte, il donna son accord et le jour fut fixé. « Qui m’a désigné pour les départager ? » déclara-t-il seulement en souriant à Aliocha.

Apprenant le rendez-vous, Aliocha en fut fort troublé. Si parmi ces plaideurs et ces querelleurs , il y en avait un qui pût prendre cette réunion au sérieux, ce n’était à coup sûr que son frère Dmitri ; les autres viendraient tous avec des intentions frivoles et peut-être offensantes pour le staretz, Aliocha le comprenait bien. Son frère Ivan et Mioussov viendraient par curiosité, peut-être la plus grossière, et son père sans doute pour jouer quelque scène bouffonne de comédie. Oh, bien qu’Aliocha se tût, il connaissait déjà suffisamment et profondément son père. Je le répète, ce garçon n’était nullement aussi naïf que le pensait tout le monde. Le cœur lourd, il attendait le jour fixé. À n’en pas douter, il avait certainement à cœur de voir toutes ces dissensions familiales prendre fin d’une façon ou d’une autre. Néanmoins, son principal souci concernait le staretz : il tremblait pour lui, pour sa gloire, redoutant les offenses, surtout les railleries subtiles et courtoises de Mioussov et les réticences hautaines du savant Ivan ; c’était ainsi qu’il imaginait que cela se passerait. Il avait même voulu prendre le risque d’avertir le staretz de lui donner une idée de ses visiteurs possibles, mais à la réflexion il garda le silence. Il se contenta, la veille du jour fixé, de faire dire à son frère Dmitri, par une personne de connaissance, qu’il l’aimait beaucoup et attendait de lui qu’il tînt sa promesse. Dmitri qui en devint songeur, ne pouvant se rappeler ce qu’il avait bien pu promettre ,lui répondit seulement qu’il se contiendrait de toutes ses forces « devant une bassesse » et que quelque profond que fût son respect pour le staretz et pour son frère Ivan, il était convaincu qu’il y avait là soit un piège qu’on lui préparait, soit une comédie indigne. « Néanmoins, j’avalerai ma langue plutôt que de manquer de respect au saint homme que tu vénères tant.», ainsi se terminait le billet de Dmitri. Aliocha n’en fut guère rassuré."

Dostoïevski

 Livre de Poche, p.32,33  

09:57 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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