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17/05/2008

Suite Dostoïevski

Seconde tribulation

— Vous ne sauriez croire combien vous nous mettez nous-mêmes à l’aise par votre bonne volonté, Dmitri Fédorovitch… commença Nicolas Parfenovitch d’un air animé et une satisfaction visible brilla dans ses grands yeux gris clairs à fleur de tête, très myopes d’ailleurs et dont il venait de retirer les lunettes. C’est avec raison que vous avez parlé de notre confiance réciproque, dont parfois il est même impossible de se passer dans les affaires de cette importance si la personne soupçonnée désire, espère et peut vraiment se disculper. De notre côté, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, et vous avez déjà pu voir comment nous conduisons cette affaire… Vous m’approuvez, Hippolyte Kirillovitch ?

— Oh ! Sans aucun doute, confirma ce dernier, un peu sèchement pourtant en comparaison de l’élan de Nicolas Parfenovitch.

Je ferai remarquer une fois pour toutes : Nicolas Parfenovitch, nouveau venu chez nous, avait conçu, dès le début de sa carrière dans notre ville, une extraordinaire estime pour notre Hippolyte Kirrilovitch, le procureur, et s’était presque intimement lié avec lui. Il était à peu près le seul à croire sans réserve à l’exceptionnel don psychologique et oratoire de notre Hippolyte Kirrilovitch « lésé dans sa carrière », le seul aussi à croire absolument que celui-ci était réellement lésé. Il avait entendu parler de lui déjà à Pétersbourg. En revanche, le jeune Nicolas Parfenovitch était à son tour le seul être au monde qu’eût sincèrement pris en affection notre procureur « lésé ». En route, ils avaient pu se consulter et s’entendre sur certains points de l’affaire qui les attendait, et maintenant, autour de la table, l’esprit prompt de Nicolas Parfenovitch saisissait au vol et comprenait à demi-mot, au premier regard, au moindre clin d’œil, chaque indication, chaque jeu de physionomie de son collègue aîné.

— Messieurs, laissez-moi seulement raconter moi-même ; ne m’interrompez pas par des vétilles et je vous raconterai tout en un instant, reprit Mitia qui s’échauffait.

— Parfait. Je vous remercie. Mais avant de vous entendre, permettez-moi seulement de constater encore un petit fait, fort curieux à nos yeux, à savoir qu’hier, vers cinq heures, vous avez emprunté dix roubles à votre ami Pierre Ilitch Perkhotine en engageant vos pistolets.

— Je les ai engagés, messieurs, je les ai bien engagés, pour dix roubles, et après ? C’est tout. Je les ai engagés dès mon retour en ville.

— Vous reveniez de voyage ? Vous aviez quitté la ville ?

— Je l’avais quittée, messieurs, j’étais allé à quarante verstes, vous ne le saviez pas ?

Le procureur et Nicolas Parfenovitch échangèrent un regard.

— En général, si vous commenciez votre récit par un exposé méthodique de votre emploi du temps pour toute la journée d’hier, depuis le matin ? Permettez-moi de vous demander, par exemple, pourquoi vous vous êtes absenté, quand exactement vous êtes parti et revenu… et tous ces faits…

— Vous n’aviez qu’à le demander dès le début, fit Mitia en éclatant de rire, et si vous voulez, il faut remonter non pas à la journée d’hier, mais à celle d’avant-hier matin, depuis le matin, vous comprendrez alors où, comment et pourquoi j’étais parti. Je suis allé, messieurs, avant-hier matin, chez un marchand d’ici, Samsonov, pour lui emprunter trois mille roubles contre une garantie on ne peut plus sûre : c’était devenu subitement urgent, messieurs, subitement urgent…

— Permettez-moi de vous interrompre, intervint poliment le procureur, pourquoi subitement en avez-vous eu un tel besoin, et précisément de cette somme-là, c’est-à-dire de trois mille roubles ?

— Eh, messieurs, il faudrait éviter tous ces détails : comment, quand et pourquoi, pourquoi au juste telle somme et non pas telle autre, et toutes ces histoires… trois volumes n’y suffiraient pas et il faudrait encore un épilogue !

Tout cela Mitia le prononça avec la familiarité pleine de bonhomie mais impatiente de quelqu'un qui voudrait dire toute la vérité et serait plein des meilleures intentions.

— Messieurs, enchaîna-t-il comme s’il se reprenait soudain, ne me reprochez pas mes ruades, je vous le demande de nouveau : croyez bien encore une fois que j’éprouve une déférence entière et que je comprends la véritable situation. Ne me croyez pas ivre. Je suis dégrisé. D’ailleurs être ivre ne me gênerait nullement. Chez moi cela se passe ainsi :

Dégrisé, l’esprit s’éclaire : on devient bête,

Ayant bu, l’esprit s’embue : on devient intelligent.

Ha, ha ! Du reste, je vois, messieurs, qu’il ne me sied pas encore de faire de l’esprit devant vous, c’est-à-dire pas avant que nous ne nous ayons expliqués. Permettez-moi aussi de conserver ma dignité personnelle. Je comprends bien la différence qui existe actuellement entre nous : je suis quand même un criminel à vos yeux, donc on ne peut moins votre égal, et quant à vous, vous êtes chargés de me surveiller, vous n’allez pas me complimenter au sujet de Grigori, on ne peut tout de même pas casser impunément la tête à des vieillards. Vous allez bien maintenant, par jugement des tribunaux, m’enfermer dans une maison de force, mettons pour six mois, mettons pour un an, je ne sais pas à quoi on me condamnera là-bas chez vous, mais ce sera sans privation des droits, n’est-ce pas, sans privation des droits, procureur ? Donc, messieurs, je comprends bien cette différence… Mais convenez aussi que vous seriez capable d’embrouiller Dieu lui-même avec des questions semblables : où a-t-on mis le pied, comment l’a-t-on mis, quand et dans quoi l‘a-t-on mis ? Je ne manquerai pas de m’embrouiller s’il en est ainsi, vous le porterez aussitôt à mon compte, et que cela donnera-t-il ? Rien ! Mais enfin, du moment que j’ai commencé à discourir, j’irai jusqu’au bout, et vous, messieurs, avec votre instruction supérieure et votre noblesse de sentiments, pardonnez-moi. Précisément, je terminerai par une prière ; oubliez, messieurs, cette routine de l’interrogatoire, c’est-à-dire, voyez-vous, de commencer par quelque chose de négligeable, d’insignifiant : comment t’es-tu levé, qu’as-tu mangé, comment et où as-tu craché, et « après avoir endormi la vigilance du criminel », lui assener subitement la question qui assomme : « Qui as-tu tué ? Qui as-tu volé ? » Ha, ha ! La voilà bien votre routine, c’est une règle chez vous, voilà sur quoi repose toute votre astuce ! Mais ce sont les rustres que vous endormez par de semblables astuces, pas moi. Moi je m’y entends, j’ai servi moi-même, ha, ha ! Vous n’êtes pas fâchés, messieurs, vous me pardonnez mon impertinence ? cria-t-il en les regardant avec une bonhomie presque surprenante. C’est Mitenka Karamazov qui parle, on peut donc l’excuser,  de la part d’un homme intelligent ce serait inexcusable, mais de la part de Mitenka ça l’est ? Ha, ha !

Nicolas Parfenovitch écoutait et riait également. Le procureur, bien qu’il ne rît pas, examinait Mitia d’un regard pénétrant sans le quitter des yeux, comme pour ne pas manquer son moindre mot, son moindre mouvement, le moindre frémissement des traits de son visage.

— C’est bien ainsi que nous avons commencé avec vous, réplique Nicolas Parfenovitch en continuant de rire, nous n’avons pas cherché à vous brouiller par les questions de savoir comment vous vous êtes levé le matin et ce que vous avez mangé, nous avons commencé par ce qui n’est au contraire que trop essentiel.

— Je comprends, je l’avais compris et apprécié, et j’apprécie encore davantage la véritable bonté que vous me témoignez, une bonté sans pareille, digne des âmes les plus nobles. Tous les trois nous sommes des hommes d’honneur, et que tout soit donc basé entre nous sur une confiance réciproque de gens du monde éclairés, liés par leur noble naissance et par l’honneur. En tout cas, permettez-moi de vous considérer comme mes meilleurs amis, en ce moment de ma vie, en ce moment où mon honneur est flétri ! Cela ne vous froisse pas, messieurs, non, n’est-ce pas ?

— Au contraire, vous avez très bien formulé tout cela, Dmitri Fédorovitch, convint gravement et avec approbation Nicolas Parfenovitch.

— Et les détails, messieurs, laissons tous ces détails procéduriers, s’écria Mitia avec enthousiasme, autrement le diable sait où cela nous mènerait, n’est-ce pas vrai ?

— Je suivrai entièrement vos sages conseils, intervint le procureur en s’adressant à Mitia, mais je ne retire cependant pas ma question. Il nous est vraiment indispensable de savoir pourquoi au juste vous avez eu besoin de cette somme, c’est-à-dire précisément de trois mille roubles.

— Pourquoi j’en ai eu besoin ? Ma foi, pour ceci, pour cela… enfin, pour rembourser une dette.

— À qui donc ?

— Cela, je refuse absolument de le dire, messieurs ! Voyez-vous, si je ne le dis pas, ce n’est pas parce que je ne peux ou que je n’ose pas le dire, ou encore que je le redoute, car tout cela n’est rien, ce sont de vraies vétilles, mais bien parce que c’est une question de principe : c’est ma vie privée. Voilà mon principe. Votre question ne concerne pas l’affaire, or tout ce qui ne concerne pas l’affaire est ma vie privée ! Je voulais rembourser une dette d’honneur, mais à qui, je ne le dirai pas.

— Permettez-nous de consigner cela, dit le procureur.

— Je vous en prie. Consignez-le tel quel : que je ne le dirai pas, un point, c’est tout. Écrivez, messieurs, que je tiens même pour un manquement à l’honneur de le dire. En avez-vous du temps pour inscrire tant de choses !

— Permettez, monsieur, que je vous avertisse et vous rappelle encore une fois, si tant est que vous ne le sachiez pas, prononça le procureur d’un ton particulièrement persuasif, que vous êtes entièrement en droit de ne pas répondre aux questions qu’on vous pose en ce moment et que, pour notre part, nous n’avons aucun droit de vous arracher des réponses si, pour telle ou telle raison vous vous y dérobez. C’est à vous d’en juger. Mais notre tâche consiste, d’autre part, dans un cas analogue au cas d’espèce, à vous représenter et à vous expliquer toute l’étendue du tort que vous vous faites vous-même en vous refusant à telle ou telle déclaration. Là-dessus je vous prie de continuer.

— Messieurs, je ne vous en tiens pas rigueur… je… bredouilla Mitia un peu confus de l’admonestation, voici, voyez-vous, messieurs, ce Samsonov chez qui je suis allé…

Dostoïevski

Les frères Karamazov, Classique de Poche (P.534 à 538)

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12/05/2008

Les Frères Karamazov

Il était fort tard pour le monastère lorsque Aliocha arriva à l’ermitage ; le portier le fit passer par une entrée spéciale. Neuf heures avaient déjà sonné, l’heure du repos général et du calme après une journée si mouvementée pour tous. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du staretz où se trouvait maintenant son cercueil. Il n’y avait personne dans la cellule, en dehors du père Païus qui, solitaire, lisait l’Évangile devant le cercueil, et du jeune novice Porphyre, fatigué par l’entretien de la nuit précédente ainsi que par l’agitation de la journée et qui, dans l’autre pièce, dormait par terre du profond sommeil de la jeunesse. Le père Païus entendit Aliocha entrer, mais ne tourna même pas la tête de son côté, Aliocha se dirigea vers le coin à droite de la porte, s’agenouilla et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations étaient confuses, aucune ne dominait les autres, au contraire, l’une succédait à l’autre, dans une sorte de rotation douce, régulière. Mais son cœur était plein de douceur et, chose étrange, il n’en était pas étonné. De nouveau il voyait devant lui ce cercueil, ce mort qui lui était cher enfermé de tous côtés, mais il n’y avait plus dans son cœur le regret éploré, lancinant, douloureux de ce matin. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant une relique, mais la joie, c’était la joie qui rayonnait dans son esprit et dans son cœur. Une fenêtre de la cellule était ouverte, l’air était pur et plutôt froid : «  l’odeur a donc dû devenir encore plus forte puisqu’on s’est décidé à ouvrir la fenêtre », se dit Aliocha. Mais cette pensée de l’odeur de décomposition qui, tout à l’heure encore, lui paraissait si horrible et si peu glorieuse ne fit pas non plus monter en lui son angoisse et son indignation d’alors. Il se mit à prier doucement, mais bientôt il sentit qu’il priait presque machinalement. Des fragments de pensées sourdaient, s’allumaient comme de petites étoiles et s’éteignaient aussitôt, chassées par d’autres, mais en revanche quelque chose d’entier, de ferme, d’apaisant régnait dans son âme, et il en avait lui-même conscience. Par instants, il commençait avec ferveur une prière, si fort était son désir de remercier et d’aimer…Mais, après avoir commencé la prière, il passait tout à coup à autre chose, s’absorbait dans ses pensées, oubliait et la prière et ce qui l’avait interrompue. Il prêta l’oreille à ce que lisait le père Païus mais, très fatigué, il commença peu à peu à s’assoupir…

« Et le troisième jour il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était, lisait le père Païus. Jésus fut aussi convié aux noces avec ses disciples. »

— Les noces ? Qu’est-ce…les noces… Cette pensée passait comme un tourbillon dans l’esprit d’Aliocha. Pour elle aussi c’est le bonheur…elle est allée à un festin… Non, elle n’a pas pris le couteau, pas pris le couteau… Ce n’était qu’une « parole lamentable »… Allons… les paroles lamentables il faut les pardonner, toujours. Les paroles lamentables consolent l’âme… sans elles la peine des hommes serait trop cruelle. Rakitine s’est retiré dans son coin. Tant que Rakitine pensera à ses griefs, il se retirera toujours dans son coin… Et la route… la route est large, droite, claire, cristalline, et le soleil est au bout… Hein ? … que lit-on ?

« … Et le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus lui dit : ils n’ont point de vin… » entendait Aliocha.

— Ah ! Oui, j’ai manqué le début, et pourtant je ne voulais pas le manquer, j’aime ce passage, ce sont les noces de Cana, le premier miracle… Ah ! Ce miracle, ah ! Ce beau miracle ! Ce n’est pas la peine des hommes mais leur joie qu’est venu visiter le Christ, en accomplissant pour la première fois un miracle il a contribué à la joie des hommes… «  Celui qui aime les hommes aime aussi leur joie… » Le défunt répétait cela à chaque instant, c’était une de ses principales idées… On ne peut vivre sans joie, dit Mitia… Oui, Mitia...  Tout ce qui est vrai et beau est toujours toute miséricorde, c’est encore lui qui disait cela…

« … Jésus lui répondit : Femme, qu’est-ce que cela pour moi et vous ? Mon heure n’est pas encore venue. Sa mère dit aux serviteurs : Faites tout ce qu’il vous dira… »

— Faites… La joie, la joie de quelques pauvres, très pauvres gens… Pauvres, bien entendu, puisque même pour les noces ils ont manqué de vin… Les historiens disent que près du lac de Génésareth et en tous ces lieux vivait alors la population la plus misérable qu’on puisse imaginer… Et un autre grand cœur d’un autre être supérieur qui était également là, celui de sa Mère, savait bien que ce n’était pas seulement pour sa grande mission terrible qu’il était venu alors, et que la gaité simple et naïve des gens obscurs et sans méchanceté, qui l’invitaient cordialement à leurs humbles noces, était également accessible à son cœur. « Mon heure n’est pas encore venue », il parle avec un doux sourire (il lui a sûrement souri avec douceur)… Vraiment, se peut-il que ce soit pour multiplier le vin à de pauvres noces qu’il est venu sur terre ? Pourtant il a bien fait selon sa prière… Ah ! Il lit de nouveau.

« … Jésus leur dit : Remplissez d’eau ces urnes, et ils les remplirent jusqu’en haut.

Et il leur dit : Puisez-en maintenant et portez-en au maître du festin, et ils en portèrent.

Dès que le maître du festin eut goûté l’eau changée en vin (il ne savait pas d’où venait ce vin mais les serviteurs qui avaient puisé l’eau le savaient), il interpella l’époux.

Et lui dit : Tout homme sert d’abord le bon vin et, après qu’on a bu abondamment le moins bon. Mais toi tu as gardé le bon jusqu’à ce moment ».

— Mais qu’est-ce, qu’est-ce ? Pourquoi les murs s’écartent-ils ? Ah, oui… c’est le mariage, les noces… oui, bien sûr. Voici les invités, voici aussi les mariés, et la foule joyeuse, et…où est donc le très sage maître du festin ? Mais qui est-ce ? Qui ? De nouveau les murs s’écartent… Qui est celui qui se lève de la grande table ? Comment ? Lui aussi est ici ? Pourtant il est dans le cercueil… Mais il est également ici… il s’est levé, il m’a vu, il vient ici… Seigneur !…

Oui, vers lui, il est venu vers lui, le petit vieillard sec, avec de fines rides au visage, plein d’allégresse et riant doucement. Le cercueil n’est plus là, et il porte les mêmes vêtements qu’hier, quand les visiteurs se sont réunis chez lui. Son visage est entièrement découvert, ses yeux brillent. Comment est-il possible, lui aussi est donc au festin, lui aussi a été invité aux noces de Cana en Galilée…

— Moi aussi, mon cher, moi aussi j’ai été invité, invité et appelé, dit au-dessus de lui la voix douce. Pourquoi te caches-tu ici, pourquoi ne te vois-on pas… viens te joindre à nous.

C’est sa voix, la voix du staretz Zossima… Et comment ne serait-ce pas lui puisqu’il l’appelle ? Le staretz a soulevé Aliocha de la main. Aliocha s’est relevé.

— Nous sommes dans l’allégresse, continue le petit vieillard sec, nous buvons le vin nouveau, le vin de la joie nouvelle, grande ; tu vois tous ces invités ? Voici le fiancé et la fiancée, voici le très sage ordonnateur, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu étonné de me voir ? J’ai donné un oignon, aussi suis-je ici. Et beaucoup, ici, n’ont donné qu’un oignon, rien qu’un petit oignon chacun… Que sont nos œuvres ? Toi aussi, mon gentil, toi aussi, mon doux garçon, toi aussi tu as su aujourd’hui donner un oignon à une affamée. Commence, mon cher, commence ton œuvre, mon doux !… Vois-tu notre Soleil, Le vois-tu ?

— J’ai peur… je n’ose regarder… murmura Aliocha

— N’aie pas peur de Lui. Il est, comparé à nous, redoutable par Sa majesté, terrible par Sa grandeur, mais Il est infiniment clément, par amour Il s’est fait pareil à nous et Il partage notre allégresse. Il change l’eau en vin pour que ne tarisse pas la joie des invités, Il attend de nouveaux invités, en appelle sans cesse d’autres et, cette fois, aux siècles des siècles. Voilà qu’on apporte le vin nouveau, tu vois, on porte les urnes…

Quelque chose brûlait dans le cœur d’Aliocha, quelque chose l’emplit soudain jusqu’à la souffrance, des larmes d’extase cherchaient à jaillir de son âme… Il tendit les bras, poussa un cri et s’éveilla…

Dostoïevski Les Frères Karamazov

Classique de Poche P. 415

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11/05/2008

Extrait

« Bien des choses nous sont cachées ici-bas mais, en échange, nous est donné le sentiment secret et intime de notre lien vivant avec un autre monde, le monde céleste et supérieur ; au demeurant, les racines de nos pensées et de nos sentiments ne sont pas ici ; mais dans d’autres mondes. Voilà pourquoi les philosophes disent qu’il est impossible sur terre de pénétrer l’essence des choses. Dieu a pris les semences dans d’autres mondes, les a dispersées sur cette terre et a cultivé son jardin, et tout a levé de ce qui pouvait lever, mais ce qui a crû ne vit et n’est vivant que par le sentiment de son contact avec d’autres mondes mystérieux, si ce sentiment faiblit ou disparaît en toi, ce qui a crû en toi meurt également. Alors tu deviendras indifférent à la vie et tu la haïras même. C’est-ce que je pense. »

Les Frères Karamazov Dostoïevski

(P.369 Classique de Poche)

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