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12/05/2008

Les Frères Karamazov

Il était fort tard pour le monastère lorsque Aliocha arriva à l’ermitage ; le portier le fit passer par une entrée spéciale. Neuf heures avaient déjà sonné, l’heure du repos général et du calme après une journée si mouvementée pour tous. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du staretz où se trouvait maintenant son cercueil. Il n’y avait personne dans la cellule, en dehors du père Païus qui, solitaire, lisait l’Évangile devant le cercueil, et du jeune novice Porphyre, fatigué par l’entretien de la nuit précédente ainsi que par l’agitation de la journée et qui, dans l’autre pièce, dormait par terre du profond sommeil de la jeunesse. Le père Païus entendit Aliocha entrer, mais ne tourna même pas la tête de son côté, Aliocha se dirigea vers le coin à droite de la porte, s’agenouilla et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations étaient confuses, aucune ne dominait les autres, au contraire, l’une succédait à l’autre, dans une sorte de rotation douce, régulière. Mais son cœur était plein de douceur et, chose étrange, il n’en était pas étonné. De nouveau il voyait devant lui ce cercueil, ce mort qui lui était cher enfermé de tous côtés, mais il n’y avait plus dans son cœur le regret éploré, lancinant, douloureux de ce matin. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant une relique, mais la joie, c’était la joie qui rayonnait dans son esprit et dans son cœur. Une fenêtre de la cellule était ouverte, l’air était pur et plutôt froid : «  l’odeur a donc dû devenir encore plus forte puisqu’on s’est décidé à ouvrir la fenêtre », se dit Aliocha. Mais cette pensée de l’odeur de décomposition qui, tout à l’heure encore, lui paraissait si horrible et si peu glorieuse ne fit pas non plus monter en lui son angoisse et son indignation d’alors. Il se mit à prier doucement, mais bientôt il sentit qu’il priait presque machinalement. Des fragments de pensées sourdaient, s’allumaient comme de petites étoiles et s’éteignaient aussitôt, chassées par d’autres, mais en revanche quelque chose d’entier, de ferme, d’apaisant régnait dans son âme, et il en avait lui-même conscience. Par instants, il commençait avec ferveur une prière, si fort était son désir de remercier et d’aimer…Mais, après avoir commencé la prière, il passait tout à coup à autre chose, s’absorbait dans ses pensées, oubliait et la prière et ce qui l’avait interrompue. Il prêta l’oreille à ce que lisait le père Païus mais, très fatigué, il commença peu à peu à s’assoupir…

« Et le troisième jour il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était, lisait le père Païus. Jésus fut aussi convié aux noces avec ses disciples. »

— Les noces ? Qu’est-ce…les noces… Cette pensée passait comme un tourbillon dans l’esprit d’Aliocha. Pour elle aussi c’est le bonheur…elle est allée à un festin… Non, elle n’a pas pris le couteau, pas pris le couteau… Ce n’était qu’une « parole lamentable »… Allons… les paroles lamentables il faut les pardonner, toujours. Les paroles lamentables consolent l’âme… sans elles la peine des hommes serait trop cruelle. Rakitine s’est retiré dans son coin. Tant que Rakitine pensera à ses griefs, il se retirera toujours dans son coin… Et la route… la route est large, droite, claire, cristalline, et le soleil est au bout… Hein ? … que lit-on ?

« … Et le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus lui dit : ils n’ont point de vin… » entendait Aliocha.

— Ah ! Oui, j’ai manqué le début, et pourtant je ne voulais pas le manquer, j’aime ce passage, ce sont les noces de Cana, le premier miracle… Ah ! Ce miracle, ah ! Ce beau miracle ! Ce n’est pas la peine des hommes mais leur joie qu’est venu visiter le Christ, en accomplissant pour la première fois un miracle il a contribué à la joie des hommes… «  Celui qui aime les hommes aime aussi leur joie… » Le défunt répétait cela à chaque instant, c’était une de ses principales idées… On ne peut vivre sans joie, dit Mitia… Oui, Mitia...  Tout ce qui est vrai et beau est toujours toute miséricorde, c’est encore lui qui disait cela…

« … Jésus lui répondit : Femme, qu’est-ce que cela pour moi et vous ? Mon heure n’est pas encore venue. Sa mère dit aux serviteurs : Faites tout ce qu’il vous dira… »

— Faites… La joie, la joie de quelques pauvres, très pauvres gens… Pauvres, bien entendu, puisque même pour les noces ils ont manqué de vin… Les historiens disent que près du lac de Génésareth et en tous ces lieux vivait alors la population la plus misérable qu’on puisse imaginer… Et un autre grand cœur d’un autre être supérieur qui était également là, celui de sa Mère, savait bien que ce n’était pas seulement pour sa grande mission terrible qu’il était venu alors, et que la gaité simple et naïve des gens obscurs et sans méchanceté, qui l’invitaient cordialement à leurs humbles noces, était également accessible à son cœur. « Mon heure n’est pas encore venue », il parle avec un doux sourire (il lui a sûrement souri avec douceur)… Vraiment, se peut-il que ce soit pour multiplier le vin à de pauvres noces qu’il est venu sur terre ? Pourtant il a bien fait selon sa prière… Ah ! Il lit de nouveau.

« … Jésus leur dit : Remplissez d’eau ces urnes, et ils les remplirent jusqu’en haut.

Et il leur dit : Puisez-en maintenant et portez-en au maître du festin, et ils en portèrent.

Dès que le maître du festin eut goûté l’eau changée en vin (il ne savait pas d’où venait ce vin mais les serviteurs qui avaient puisé l’eau le savaient), il interpella l’époux.

Et lui dit : Tout homme sert d’abord le bon vin et, après qu’on a bu abondamment le moins bon. Mais toi tu as gardé le bon jusqu’à ce moment ».

— Mais qu’est-ce, qu’est-ce ? Pourquoi les murs s’écartent-ils ? Ah, oui… c’est le mariage, les noces… oui, bien sûr. Voici les invités, voici aussi les mariés, et la foule joyeuse, et…où est donc le très sage maître du festin ? Mais qui est-ce ? Qui ? De nouveau les murs s’écartent… Qui est celui qui se lève de la grande table ? Comment ? Lui aussi est ici ? Pourtant il est dans le cercueil… Mais il est également ici… il s’est levé, il m’a vu, il vient ici… Seigneur !…

Oui, vers lui, il est venu vers lui, le petit vieillard sec, avec de fines rides au visage, plein d’allégresse et riant doucement. Le cercueil n’est plus là, et il porte les mêmes vêtements qu’hier, quand les visiteurs se sont réunis chez lui. Son visage est entièrement découvert, ses yeux brillent. Comment est-il possible, lui aussi est donc au festin, lui aussi a été invité aux noces de Cana en Galilée…

— Moi aussi, mon cher, moi aussi j’ai été invité, invité et appelé, dit au-dessus de lui la voix douce. Pourquoi te caches-tu ici, pourquoi ne te vois-on pas… viens te joindre à nous.

C’est sa voix, la voix du staretz Zossima… Et comment ne serait-ce pas lui puisqu’il l’appelle ? Le staretz a soulevé Aliocha de la main. Aliocha s’est relevé.

— Nous sommes dans l’allégresse, continue le petit vieillard sec, nous buvons le vin nouveau, le vin de la joie nouvelle, grande ; tu vois tous ces invités ? Voici le fiancé et la fiancée, voici le très sage ordonnateur, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu étonné de me voir ? J’ai donné un oignon, aussi suis-je ici. Et beaucoup, ici, n’ont donné qu’un oignon, rien qu’un petit oignon chacun… Que sont nos œuvres ? Toi aussi, mon gentil, toi aussi, mon doux garçon, toi aussi tu as su aujourd’hui donner un oignon à une affamée. Commence, mon cher, commence ton œuvre, mon doux !… Vois-tu notre Soleil, Le vois-tu ?

— J’ai peur… je n’ose regarder… murmura Aliocha

— N’aie pas peur de Lui. Il est, comparé à nous, redoutable par Sa majesté, terrible par Sa grandeur, mais Il est infiniment clément, par amour Il s’est fait pareil à nous et Il partage notre allégresse. Il change l’eau en vin pour que ne tarisse pas la joie des invités, Il attend de nouveaux invités, en appelle sans cesse d’autres et, cette fois, aux siècles des siècles. Voilà qu’on apporte le vin nouveau, tu vois, on porte les urnes…

Quelque chose brûlait dans le cœur d’Aliocha, quelque chose l’emplit soudain jusqu’à la souffrance, des larmes d’extase cherchaient à jaillir de son âme… Il tendit les bras, poussa un cri et s’éveilla…

Dostoïevski Les Frères Karamazov

Classique de Poche P. 415

16:19 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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