11/12/2007
Lecture
Long texte que celui du philosophe Dufresne et très riche, en voici un autre extrait :
Rendons hommage, en passant, à cet homme, Leibniz, à qui nous devons le système binaire, une machine à calculer plus performante que celle de Pascal et finalement, le calcul intégral et différentiel. J'ai maintes fois recommandé que sur tous les écrans qui s'ouvrent l'on voit une icône de Leibniz, plutôt que les couleurs de Microsoft. Il serait le meilleur candidat au titre de saint patron de l'ordinateur et d'Internet, non seulement en raison de son rôle dans la montée du formalisme qui a rendu cette machine possible, mais à cause de ses propres croyances. Quand il a présenté le système binaire à son mécène, le duc de Brunswick, il a fait frapper une médaille sur laquelle on voyait d'un côté le buste du duc et de l'autre quelques nombres binaires accompagnés de la mention: imago creationis, unus ex nihilo omnia. Leibniz croyait avoir découvert une nouvelle preuve de l'existence de Dieu. Dans le même esprit, celui qui a proposé de traduire computer par ordinateur, Yves Perret, a justifié son choix en précisant que le mot ordinateur se trouve dans le dictionnaire Littré comme adjectif désignant Dieu en tant qu'Il est celui qui met de l'ordre dans le monde. Ce Dieu c'est l'homme. Nous pouvons voir dans le rappel de la croyance de Leibniz, une invitation à assumer dans notre usage des ordinateurs une responsabilité qui soit à la hauteur de notre prétention à la divinité.
C'est la bourse qui depuis son apparition au Moyen Âge en Europe aura été le meilleur indicateur de la montée du formalisme. «Et si, écrit Klages, à l'aspect de l'agitation criarde d'une bourse, nous avions tout à coup l'idée comique que cet acharnement fiévreux a lieu pour des chiffres, et rien que des chiffres, nous pourrions bien aussitôt être pris d'un sentiment d'horreur à la pensée que ces batailles engagées pour des chiffres peuvent décider en un clin d'œil du sort de millions d'hommes. Ces chiffres signifient quelque chose (terre, pétrole, chemins de fer, ouvriers, etc.); mais ce sont eux-mêmes qui vivent d'une vie souveraine, dans le cerveau des lutteurs et non leur valeur significative: le signe domine le signifié, et la pensée par signes purs remplace la pensée par unités significatives, et même la pensée par concepts. C'est en cela que consiste l'essence même du formalisme.»5
Nos maisons sont les illustrations les plus familières de la montée du formalisme. Dans nos cuisines, ce ne sont plus nos sens qui nous avertissent de l'état de la cuisson d'un plat, ce sont des cadrans et des sonneries. Il en était ainsi avant l'avènement de la domotique. Depuis, nos maisons ressemblent de plus en plus à des cyborgs. Nous habitons le prodigieux outil qui nous habite.
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09:30 | Lien permanent | Commentaires (1)
Le choc
J’espère que vous avez lu le texte précédent de Cédric Chort où il était question d’un philosophe en bisbille avec le professeur Méchant, nous n’allons pas nous arrêter en si bon chemin et nous réjouir aujourd’hui à la lecture d’un texte de Jacques Dufresne, Le héros Joseph Weizenbaum est cette fois bien réel :
« D'abord une question que je vous pose à tous! Est-ce que le nom de Joseph Weizenbaum vous est familier ou vous rappelle quelque chose? Je ne vois aucune main levée. Je suis donc plus âgé que je ne le croyais. Je vous le présente car il fut à l'origine de la thèse que je veux défendre devant vous aujourd'hui. Joseph Weizenbaum est ce brillant informaticien du M.I.T qui, au cours de la décennie 1960, a écrit le programme Elisa, le premier logiciel interactif, qui mimait un dialogue entre un psychologue et un patient.
Weizenbaum observa d'abord, avec étonnement, les réactions de sa secrétaire, qui fut à ce point fascinée par la machine et ses questions qu'elle reporta une partie de son attention et de son affection de son patron vers l'ordinateur. La consternation se substitua chez lui quelques années plus tard à l'étonnement, lorsqu'à l'ouverture de leur congrès à New York, le président de l'Association des psychiatres américains annonça que désormais, grâce à des programmes comme Elisa, les entrevues de première ligne dans les hôpitaux psychiatriques pourraient être faites par des machines; ce qui en réduirait considérablement le coût. Il s'ensuivit pour Weizenbaum un violent choc moral qui l'incita à quitter le M.I.T pour aller étudier la philosophie à l'Université de Stanford. »
"Les conférenciers
(plus précisément les conférenciers philosophes)
Je me croyais à l'abri de tous ces dangers! Grave illusion... Selon le philosophe suédois Nick Bostrom, le chef des transhumanistes, nous sommes une espèce en voie de disparition: «Aujourd'hui, les riches peuvent engager quelqu'un pour écrire un livre. Dans l'avenir, vous pourrez demander à votre unité d'intelligence artificielle de l'écrire pour vous.»4 Bostrom est persuadé que mon UIA (unité d'intelligence artificielle) fera du meilleur travail que moi. Mais lui a demandé Antoine Robitaille, l'auteur du livre Le nouvel homme nouveau, si votre philosophe conférencier tient à goûter les joies des douleurs de l'enfantement ? «Il peut très bien, répondit Bostrom, revenir à l'ancienne méthode, mais en sachant que le résultat sera médiocre"
"Certes, il sera toujours souhaitable que les honnêtes gens essaient de s'entendre entre eux, mais l'histoire a maintes fois démontré que s'ils refusent tout recours à une autorité ou à un principe transcendant, il s'ensuivra une situation où l'opinion majoritaire prévaudra contre toute valeur"
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10/12/2007
Cédric Chort
Proses de vues : un site que j’avais perdu de vue et retrouvé aujourd’hui dans ma longue liste d’adresses. J’ai choisi de vous présenter l’excellent texte de Cédric Chort, que vous pourrez retrouver en cliquant ici même sur le lien de Proses de vue. Bonne lecture !
Les aventures de Super-Rhéteur
Episode1. Super-Rhéteur contre Professeur Méchant
(Où l’on découvre notre héros)
"Il y avait un scientifique qui était méchant. Il était tellement méchant que c’était son nom : Professeur Méchant. C’était un scientifique qui inventait tout le temps des choses qui détruisaient le monde . Il voulait détruire le monde par pure méchanceté. Même pas pour le plaisir. Le plaisir c’était encore trop bien pour lui . Ce professeur-là était simplement méchant, ça lui venait comme ça, pas autrement. Il riait tout le temps bêtement , il renversait la tête en arrière et ses doigts crochus se recourbaient devant son visage et il riait bêtement, parce qu’il était vraiment très très vilain. En plus, il était laid et il lui manquait des dents et celles qui restaient étaient toutes noires.
Heureusement, ses inventions ne marchaient jamais. Parce qu’en plus d’être méchant, il était un peu bête et assez nul comme scientifique. Donc le monde n’était pas détruit. Mais une fois, il avait mis au point une potion vraiment terrible, qui rendait tout mort dès qu’on la buvait ou la touchait ou la sentait. C’était une potion qu’on ne pouvait pas détecter et contre laquelle on ne pouvait pas inventer d’ antidote . Parce que dès qu’elle faisait effet, on était mort. Elle tuait même les plantes ou les animaux . Elle ne tuait pas en faisant quelque chose comme arrêter le cœur ou faire exploser le cerveau ou putréfier des organes ou rien. Elle rendait mort, c’est tout. Aussi simplement que l’eau rend mouillé. C’était une potion de mort pure, et elle ressemblait à de l’eau alors on ne pouvait pas faire la différence. Et en plus elle se multipliait toute seule dès qu’elle touchait un liquide ou un gaz ou n’importe quoi dans quoi il y avait des molécules d’eau. Alors il suffisait d’une goutte pour déclencher une réaction en chaîne infinie. C’était vraiment une potion dangereuse.
Le Professeur Méchant avait fabriqué des grandes quantités vraiment importantes de la potion et il s’apprêtait à la répandre dans le monde tout entier, pour tout rendre mort avant de se laisser mourir à son tour (parce qu’on ne pourrait plus rien boire ni manger , de toute façon ). S’il réussissait alors c’était vraiment la fin de la vie dans le monde. Mais pendant que le Professeur Méchant riait bêtement, la porte s’ouvrit derrière lui et un homme entra. L’homme avait des habits bizarres : une toge toute blanche et des sandalettes , comme on portait dans l’ancien temps. Son visage était caché derrière un masque de théâtre grec, qui ne souriait pas et était même plutôt effrayant. Derrière le masque, on voyait un petit peu ses yeux et ils étaient bleu. L’homme n’avait pas de cheveux et on pouvait bien voir que le masque tenait tout seul , sans cordons. C’était un peu magique.
Le Professeur méchant sursauta et se retourna. En voyant l’homme, il rit bêtement, plus fort qu’avant. L’homme ne bougea pas de l’ encadrement de la porte. C’était joli, parce que ça faisait un contre-jour et ça lui donnait un air de mystère qui est intriguant, surtout qu’on ne savait pas encore que c’était SUPER-RHETEUR. Mais après un moment, le Professeur Méchant a arrêté de rire et Super-Rhéteur l’a dit : « Je suis Super-Rhéteur ! ». Et il ajouta :
« Je viens pour déjouer tes plans , méchant Professeur Méchant ! Sa voix était jolie.
-ah ah ah ! rit bêtement le Professeur Méchant. Et comment comptes -tu t’y prendre ? Tu n’es même pas assez fort pour lutter contre mes Robots-qui-tuent ! »
Alors trois robots-qui-tuent apparurent de nulle part pour attaquer Super-Rhéteur. Mais en faisant un grand bond formidable de super-héros , il les esquiva et les trois robots se cognèrent et explosèrent parce qu’ils s’étaient tués les uns les autres . Le Professeur Méchant ne riait déjà plus autant.
« Cette fois c’est fini, Professeur Méchant. Tu vas abandonner ton plan horrible !
-Et pourquoi ça ? Je suis méchant, après tout ! Ah ah ah !
-Non ! Ne sais-tu donc pas que nul n’est méchant volontairement ? En effet, appetitus appetitum sub specie boni ; or, tu désires la fin du monde, pas vrai ? Ainsi, la fin du monde que tu désires doit être bonne. Pourtant, la fin du monde que tu désires ne peut pas être bonne, parce qu’elle est une maxime contradictoire du vouloir : sitôt qu’elle se pose , elle s’annule elle-même. Tu la désires donc et ne la désires pas à la fois. Comment choisiras-tu entre ces deux possibles ? » Super-Rhéteur avait espéré coincer le Professeur avec cette attaque paralysante. Pourtant, ça n’était pas aussi simple que ça :
« Mais tu oublies que je suis vraiment méchant. Ah ah ah ! Ta vertu-science n’a aucun effet sur moi, ne vois-tu pas qu’elle est contre-empirique et que je ne désire pas la fin du monde sous l’apparence d’un bien ? Ta prémisse est vraiment pitoyable ! Ah ah ah !
-Il ne se peut que tu désires réellement le mal en tant quel tel, sinon tu n’es pas humain. Or, tu es humain. En conséquence , si tu poursuis le mal, c’est donc soit (1) que tu ne connais pas le bien, soit (2) que tu ne peux t’empêcher de vouloir le mal, tout en le haïssant.
-Comment ? Le Professeur méchant ne riait plus du tout, l’assaut dichotomique de Super-Rhéteur lui donnait des sueurs froides.
-En effet, si tu connaissais le bien, tu l’aimerais nécessairement d’un amour qui est lui-même bon, et ne pourrais pas t’empêcher de le désirer – et donc de haïr le mal ; d’où il appert que si tu ne hais pas le mal, c’est que tu n’es qu’un ignorant. Ou alors, tu connais le bien mais ne peut pas t’empêcher de vouloir tout de même le mal, quoi que tu le haïsses. Mais si tel est le cas, tu n’es qu’un acratique.
-Et quand bien même ce serait le cas, que ferais-tu pour m’empêcher de répandre ma potion de mort pure dans le monde ?
-Tu ne comprends donc pas ? Tu as déjà renoncé. » Super-Rhéteur se tenait droit . Sa voix était grave comme celle d’un héros de téléfilm. Après une pause, il poursuivit :
« En effet, qui veut détruire le monde ? Le Professeur Méchant. Et pourquoi le veut-il ? Parce qu’il est méchant. Or, si tu es ignorant ou acratique, tu n’es pas méchant. Tu n’es donc pas le Professeur Méchant, puisque celui-ci est méchant. Ce n’est donc pas toi qui veut détruire le monde. D’ailleurs, le Professeur Méchant ne veut détruire le monde que parce qu’il est méchant. Or, tu n’es pas méchant, mais acratique ou ignorant ; tu ne peux donc pas vouloir comme lui détruire le monde »
Le Professeur tomba au sol en se tenant la tête. Il n’avait plus envie de rire bêtement. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il fait ? Il n’était même pas le Professeur Méchant. Il redressa la tête et essaya une ultime contre-attaque :
« Pourtant, ces souvenirs… ma mémoire n’est-elle pas le lieu de mon identité personnelle ? Si donc je me souviens d’avoir été le Professeur Méchant, c’est que je suis ce Professeur Méchant ?
-Ton argument ne tient pas, ces souvenirs auraient-pu avoir été implantés dans ton esprit. En outre, ton existence ne précède-t-elle pas ton essence et n’es-tu pas libre absolument ? Ton passé doit-il définir ton identité en un sens contraignant ? »
Le Professeur Sans Identité s’effondra, définitivement vaincu.
Alors Super-Rhéteur s’est tourné vers la potion pour la détruire d’un argument simple : « si tu es potion de mort pure, c’est que tu contiens en toi la mort. Or, être mort, qu’est-ce d’autre que de contenir en soi la mort ? Et ce qui est mort, cela existe-t-il ? Non, bien entendu. Alors, tu n’existes pas ». Dans un grand fracas ontologique, la potion de mort disparut.
Réajustant sa toge, Super-Rhéteur est sorti de la pièce . Quand il a tourné au coin du mur, il a enlevé son masque magique et il y a eu de grands éclairs. Il s’était retransformé en humain normal pour disparaître dans la foule , mais comme il était de dos , on n’a pas vu son visage. C’est vraiment un justicier mystérieux."
Cédric Chort
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