14/01/2008
Géographie, le Texas
Un chien, des chevaux mécaniques et du vent
Qu’est-ce qu’un pays plat ?
La sagesse locale donne la meilleure des réponses ; ne t’inquiète pas pour ton chien. Aucune chance de le perdre. Il peut s’enfuir où il veut, courir trois jours et trois nuits, jamais tu ne le perdras de vue.
Rien.
Le regard se porte un à un sur les quatre points cardinaux sans rencontrer le moindre relief. À peine un arbre salue-t-il de temps à autre. Les horizons sont nus. Il paraît qu’ils se succèdent ainsi jusqu’au Canada. Pourquoi pas jusqu’aux glaces de l’Arctique ?
Se pourrait-il que notre planète ait, sans nous en avertir, soudain cessé d’être ronde ? Heureusement, les camions, nous rappellent à la vérité scientifique. Là-bas, au loin, tout au bout des routes infiniment rectilignes, on en voit d’abord que les toits, une surface qui miroite. Peu à peu, comme ils s’approchent, ils sortent de terre. À peine passés, l’invisible courbure du sol les reprend, ils recommencent à s’enfoncer. Peut-être sont-ils timides et se cachent-ils ? Serait-ce pour cela qu’on ne voit rien de leur cargaison ?
Fin mars.
À l’infini, la terre est rouge. Et déserte : les plantations ne commenceront que début mai. Au milieu de ce vaste, si vaste vide, le voyageur le plus aguerri à toutes les solitudes sent monter en lui un besoin vital : un besoin de présence, de n’importe quelle présence. C’est dire s’il accueille avec soulagement, gaieté même, le troupeau de chevaux sombres qui paissent ça et là dans les champs. Un examen rapide lui apprend qu’il s’agit de machines et non d’animaux. Dans son cerveau, la petite ritournelle de la raison a beau ricaner : tu vois bien qu’il s’agit de pompes, aucun rapport avec la poésie ou la vie sauvage de la prairie, ce ne sont que de vulgaires pompes qui sucent du pétrole. Qu’importe. La compagnie de chevaux, même mécaniques, est bonne à prendre. Car le mouvement de ces faux chevaux a quelque chose de doux et de désespéré qui serre le cœur. Ils gémissent. Sans fin ils se penchent, se redressent et de nouveau inclinent la tête vers le sol. Salut et prière mille et mille fois répétés.
La seule autre présence rappelle les oiseaux. Ou plutôt ces imitations, ces hypertrophies d’oiseaux : les avions. Je sais bien que ce sont des engins d’irrigation, ces longs arceaux de ferraille montés sur roulettes et d’où pendouillent des tuyaux, mais je préfère tellement y voir des carcasses de dirigeables ou d’autres aéronefs qu’il me semble bientôt longer les vestiges d’un très ancien terrain d’aviation.
Plus encore que sur la mer, et battu par le même vent, le vide de ces hautes plaines du Texas appelle au secours l’imagination. On comprend que les populations locales soient si religieuses. Qui, Dieu excepté, peut peupler un tel désert ? Et puisque, selon les sources les mieux informées, Il habite le ciel, où trouver dans cette désespérante platitude meilleure référence en matière de verticalité ?
Les villages sont moins signalés que les fermes, Farm 67 Road croise Farm 72 Road. De cette intersection partent des chemins qui conduisent à d’autres fermes : la 202, c’est à droite ; la 208, à gauche.
Depuis des miles et des miles, je suis avec obstination la 303 Farm Road. Pourquoi ce choix alors que tant d’autres me tendent les bras ? Quelque chose me dit que telle est ma destination et qu’elle seule, et aucune de ses collègues, me livrera les secrets du coton texan.
Hélas, je n’atteindrai jamais la ferme 303.
Car soudain surgit à l’horizon une agglomération, je veux dire quelques bungalows à peine plus haut que la plaine :
WHITEFACE
indique un panneau qui ajoute à petites lettres timides et fraîchement repeintes :
435 habitants
Impressionnante précision qui appelle deux questions :
1. Un préposé peintre corrige-t-il le chiffre sitôt que bouge l’état civil ?
2. Où sont-ils ces 435 ?
Les voitures sont là, pick-up, quatre-quatre ou berlines, mais aucun Whitefacien, aucune Whitefacienne.
Whiteface d’où vient ce nom ?
Visage blanc, visage clair, visage pâle…
Est-ce un avertissement aux anciens habitants à peau rouge, est-ce une manière de leur faire comprendre qu’ils ne sont plus ici chez eux ?
J’avais mauvais esprit. La bonne réponse est fournie, entre deux gorgées de bière et quelques hoquets annexes, par l’adolescent qui tient la caisse de l’unique et minuscule supermarché. Spécialités : boissons sucrées, cartes postales représentant Jésus, clefs à bougies et gâteaux secs.
– Whiteface… ? C’est à cause des bêtes… les vaches si vous préférez… ici elles ont la tête blanche.
– Je n’ai vu aucune bête dans les champs.
– Je vous dis ce que disent les vieux… Les vieux se souviennent des animaux.
Erik Orsenna
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Poésie à chanter
08:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2)
Les luttes et les rêves
Extrait de Chose vue
La faim, c’est le regard de la prostituée,
C’est le bâton ferré du bandit, c’est la main
Du pâle enfant volant un pain sur le chemin,
C’est la fièvre du pauvre oublié, c’est le râle
Du grabat naufragé dans l’ombre sépulcrale.
Ô Dieu ! La sève abonde, et, dans ses flancs troublés,
La terre est pleine d’herbe et de fruits et de blés,
Dès que l’arbre a fini, le sillon recommence ;
Et pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence,
Que la mouche connaît la feuille du sureau,
Pendant que l’étang donne à boire au passereau,
Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l’once et le basilic,
L’homme expire ! – Oh ! La faim, c’est le crime public ;
C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres.
Dieu ! Pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres,
Dit-il : « J’ai faim ! » L’enfant, n’est-ce pas un oiseau ?
Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ?
Victor Hugo
Avril 1840
07:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1)