15/01/2008
Alain Saury
Extrait de l’introduction du Manuel de la vie sauvage (ou revivre par la nature), de Alain Saury :
Puisse cette modeste bible de survie nous permettre de durer dans la réalité de la vraie faim et non plus dans le mensonge des génocides appétits, ou bien encore de subvenir seulement à nos nécessités sans aucun besoin.
Alain Saury
« Viens ! L’homme amène l’enfant jusqu’à la rive
Auprès de la femme assise au bord de l’eau.
Qui sait que chacun meurt afin que tout vive
Parmi le murmure des couleurs et des mots ? »
Alain Saury (Maintenant)
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La vie aux champs
Le soir, à la campagne, on sort, on se promène,
Le pauvre dans son champ, le riche en son domaine ;
Moi, je vais devant moi ; le poète en tout lieu
Se sent chez lui, sentant qu’il est partout chez Dieu.
Je vais volontiers seul. Je médite ou j’écoute.
Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner en route,
J’accepte. Chacun a quelque chose en l’esprit ;
Et tout l’homme est un livre où Dieu lui-même écrit.
Chaque fois qu’en mes mains un de ces livres tombe,
Volume où vit une âme et que scelle la tombe,
J’y lis.
Chaque soir donc, je m'en vais, j'ai congé,
Je sors. J’entre en passant chez des amis que j’ai.
On prend le frais, au fond du jardin, en famille.
Le serein mouille un peu les bancs sous la charmille ;
N’importe : je m’assieds, et je ne sais pourquoi
Tous les petits enfants viennent autour de moi.
Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent.
C’est qu’ils savent que j’ai leurs goûts ; ils se souviennent
Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, les papillons
Et les bêtes qu’on voit courir dans les sillons.
Ils savent que je suis un homme qui les aime,
Un être auprès duquel on peut jouer, et même
Crier, faire du bruit, parler à haute voix ;
Que je riais comme eux et plus qu’eux autrefois,
Et qu'aujourd'hui, sitôt qu’à leurs ébats j’assiste,
Je leur souris encor, bien que je sois plus triste ;
Ils disent, doux amis, que je ne sais jamais
Me fâcher ; qu’on s’amuse avec moi ; que je fais
Des choses en carton, des dessins à la plume ;
Que je raconte, à l’heure où la lampe s’allume,
Oh ! des contes charmants qui vous font peur la nuit ;
Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fort instruit.
Aussi dès qu’on m’a vu : « Le voilà ! » tous accourent.
Ils quittent jeux, cerceaux et balles ; ils m’entourent
Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !
Les petits – quand on est petit, on est très brave –
Grimpent sur mes genoux ; les grands ont un air grave ;
Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ont pris,
Des albums, des crayons qui viennent de Paris ;
On me consulte, on a cent choses à me dire,
On parle, on cause, on rit surtout ; – j’aime le rire,
Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,
Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et cœurs,
Qui montre en même temps des âmes et des perles. –
J’admire les crayons, l’album, le nid de merles ;
Et quelquefois on dit quand j’ai bien admiré :
« il est du même avis que monsieur le curé. »
Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leur aise,
Ils font soudain, les grands s’appuyant à ma chaise,
Et les petits toujours groupés sur mes genoux,
Un silence, et cela veut dire : « Parle-nous. »
Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment
Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment
Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt
Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’on y voit.
Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je dis comme
Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l’homme,
Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché.
Je dis : « Donnez l’aumône au pauvre humble et penché ;
Recevez doucement la leçon ou le blâme.
Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme !
Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,
Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs,
Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos délires,
Il faut que la bonté soit au fond de nos rires ;
Qu’être bon, c’est bien vivre, et que l’adversité
Peut tout chasser d’une âme, excepté la bonté ;
Et qu’ainsi les méchants, dans leur haine profonde,
Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu ! Nul homme au monde
N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,
De dire que c’est toi qui l’as rendu méchant ;
Car le méchant, Seigneur, ne t’est pas nécessaire !
Je leur raconte aussi l’histoire ; la misère
Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin bénir ;
La Grèce, rayonnant jusque dans l’avenir ;
Rome ; l’antique Égypte et ses plaines sans ombre.
Et tout ce qu’on y voit de sinistre et de sombre.
Lieux effrayants ! Tout meurt ; le bruit humain finit.
Tous ces démons taillés dans des blocs de granit,
Olympe monstrueux des époques obscures,
Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,
Sont assis au désert depuis quatre mille ans ;
Autour d’eux le vent souffle, et les sables brûlants
Montent comme une mer d’où sort leur tête énorme ;
La pierre mutilée a gardé quelque forme
De statue ou de spectre, et rappelle d’abord
Les plis que fait un drap sur la face d’un mort ;
On y distingue encor le front, le nez, la bouche,
Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et de farouche
Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux.
Le voyageur de nuit, qui passe à côté d’eux,
S’épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,
Des géants enchaînés et muets sous les voiles.
Victor Hugo
La Terrasse, août 1840
09:50 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
14/01/2008
Géographie, le Texas
Un chien, des chevaux mécaniques et du vent
Qu’est-ce qu’un pays plat ?
La sagesse locale donne la meilleure des réponses ; ne t’inquiète pas pour ton chien. Aucune chance de le perdre. Il peut s’enfuir où il veut, courir trois jours et trois nuits, jamais tu ne le perdras de vue.
Rien.
Le regard se porte un à un sur les quatre points cardinaux sans rencontrer le moindre relief. À peine un arbre salue-t-il de temps à autre. Les horizons sont nus. Il paraît qu’ils se succèdent ainsi jusqu’au Canada. Pourquoi pas jusqu’aux glaces de l’Arctique ?
Se pourrait-il que notre planète ait, sans nous en avertir, soudain cessé d’être ronde ? Heureusement, les camions, nous rappellent à la vérité scientifique. Là-bas, au loin, tout au bout des routes infiniment rectilignes, on en voit d’abord que les toits, une surface qui miroite. Peu à peu, comme ils s’approchent, ils sortent de terre. À peine passés, l’invisible courbure du sol les reprend, ils recommencent à s’enfoncer. Peut-être sont-ils timides et se cachent-ils ? Serait-ce pour cela qu’on ne voit rien de leur cargaison ?
Fin mars.
À l’infini, la terre est rouge. Et déserte : les plantations ne commenceront que début mai. Au milieu de ce vaste, si vaste vide, le voyageur le plus aguerri à toutes les solitudes sent monter en lui un besoin vital : un besoin de présence, de n’importe quelle présence. C’est dire s’il accueille avec soulagement, gaieté même, le troupeau de chevaux sombres qui paissent ça et là dans les champs. Un examen rapide lui apprend qu’il s’agit de machines et non d’animaux. Dans son cerveau, la petite ritournelle de la raison a beau ricaner : tu vois bien qu’il s’agit de pompes, aucun rapport avec la poésie ou la vie sauvage de la prairie, ce ne sont que de vulgaires pompes qui sucent du pétrole. Qu’importe. La compagnie de chevaux, même mécaniques, est bonne à prendre. Car le mouvement de ces faux chevaux a quelque chose de doux et de désespéré qui serre le cœur. Ils gémissent. Sans fin ils se penchent, se redressent et de nouveau inclinent la tête vers le sol. Salut et prière mille et mille fois répétés.
La seule autre présence rappelle les oiseaux. Ou plutôt ces imitations, ces hypertrophies d’oiseaux : les avions. Je sais bien que ce sont des engins d’irrigation, ces longs arceaux de ferraille montés sur roulettes et d’où pendouillent des tuyaux, mais je préfère tellement y voir des carcasses de dirigeables ou d’autres aéronefs qu’il me semble bientôt longer les vestiges d’un très ancien terrain d’aviation.
Plus encore que sur la mer, et battu par le même vent, le vide de ces hautes plaines du Texas appelle au secours l’imagination. On comprend que les populations locales soient si religieuses. Qui, Dieu excepté, peut peupler un tel désert ? Et puisque, selon les sources les mieux informées, Il habite le ciel, où trouver dans cette désespérante platitude meilleure référence en matière de verticalité ?
Les villages sont moins signalés que les fermes, Farm 67 Road croise Farm 72 Road. De cette intersection partent des chemins qui conduisent à d’autres fermes : la 202, c’est à droite ; la 208, à gauche.
Depuis des miles et des miles, je suis avec obstination la 303 Farm Road. Pourquoi ce choix alors que tant d’autres me tendent les bras ? Quelque chose me dit que telle est ma destination et qu’elle seule, et aucune de ses collègues, me livrera les secrets du coton texan.
Hélas, je n’atteindrai jamais la ferme 303.
Car soudain surgit à l’horizon une agglomération, je veux dire quelques bungalows à peine plus haut que la plaine :
WHITEFACE
indique un panneau qui ajoute à petites lettres timides et fraîchement repeintes :
435 habitants
Impressionnante précision qui appelle deux questions :
1. Un préposé peintre corrige-t-il le chiffre sitôt que bouge l’état civil ?
2. Où sont-ils ces 435 ?
Les voitures sont là, pick-up, quatre-quatre ou berlines, mais aucun Whitefacien, aucune Whitefacienne.
Whiteface d’où vient ce nom ?
Visage blanc, visage clair, visage pâle…
Est-ce un avertissement aux anciens habitants à peau rouge, est-ce une manière de leur faire comprendre qu’ils ne sont plus ici chez eux ?
J’avais mauvais esprit. La bonne réponse est fournie, entre deux gorgées de bière et quelques hoquets annexes, par l’adolescent qui tient la caisse de l’unique et minuscule supermarché. Spécialités : boissons sucrées, cartes postales représentant Jésus, clefs à bougies et gâteaux secs.
– Whiteface… ? C’est à cause des bêtes… les vaches si vous préférez… ici elles ont la tête blanche.
– Je n’ai vu aucune bête dans les champs.
– Je vous dis ce que disent les vieux… Les vieux se souviennent des animaux.
Erik Orsenna
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