30/10/2012
Eugène Sue - Revue littéraire Europe novembre décembre 1982
Le fantastique des Mystères de Paris
"Il nous paraît remarquable que Sue, écrivant les premières lignes de cet ouvrage ne sache où il va, ni ce qu’il souhaite faire ; qu’il n’ait aucune idée de la valeur de ce qu’il découvre, alors qu’il est en train d’écrire, comme en témoigne sa lettre à Legouvé. « Mon bon Ernest, je vous envoie je ne sais quoi. Lisez, c’est peut-être bête comme un chou. » Comme son héros, Rodolphe, il s’aventure en plein inconnu, loin de ses bases, peut-être pour y rencontrer dans la « pourriture sociale » cette « chose au milieu de laquelle vous vivez, et que vous ne voyez pas et qui vous porte… le peuple » En prévision de cette exploration, son héros a appris à "dévider le char" (1,1) et Sue va nous traduire, en s’excusant dans ses notes de rapporter ces sortes de bruits humains qu’émettent, pour se comprendre entre eux, les "barbares" (1,1) qui nous côtoient. Cette traduction est la première phase d’une "adapatation" du lecteur à ce monde neuf, l’une des ruses par lesquelles Sue va nous permettre de voir cet invisible qui nous cerne.
L’analyse du Fantastique des Mystères de Paris passe par un examen du rôle de Rodolphe, moins évident qu’on a voulu le croire. En effet Sue ne fait pas de son héros un picaro, venu des zones de l’en-deçà porter un regard madré sur les valeurs et les comportements de la société bourgeoise, pas plus qu’il ne s’en sert pour confiner notre regard, dans le cadre d’un vague exotisme, sur la "jungle des villes" avec le point de vue d’Asmodée. Ce seraient là des regards assurés, alors que celui de Rodolphe ne l’est pas, il varie, il voit mal, et dans le cadre de sa "mission" est annulée toute possibilité réelle de picaresque ou de pittoresque. Son projet est tout autre, même s’il est, pour l’auteur, mal défini au départ. Sue ignore que, lançant son héros à la recherche d’une personne disparue, il va lui permettre de (nous) découvrir un monde enfoui, et par là lui donner le droit de cité en littérature. Comment ? Son héros va se heurter aux rugosités de cet "autre monde", s’y blesser. Aussi va-t-il tenter de lui imposer un ordre moins sauvage (même s’il emploie pour ce faire les moyens de la sauvagerie) ; de le ranger sous sa loi (en employant son arbitraire propre)."
suite de ces lignes, ici, demain.
Europe - revue littéraire mensuelle - Eugène SUE - novembre décembre 1982 (page 106)
30 octobre 2012, voici la suite :
"Ainsi s’expliquent les punitions qu’il inflige : celle du Maître d’école aveuglé (1,21) ou celle de Ferrand. Dans les deux cas, cette violence, Rodolphe la justifie par la notion de « bien de l’humanité », elle est présentée comme nécessaire et il n’apparaît pas (malgré quelques traits liés à son expression) comme tyrannique, puisqu’il est le Justicier dans un monde que la loi « veut ignorer » (III,19). Ce monde qu’il nous présente comme « hors la loi » est d’abord pressenti comme chaos, ressac, grouillement : ce n’est que peu à peu - et très localement - que le héros le fait entrer dans le cadre de sa loi. Et que, parallèlement, Sue le fait surgir de l’innommé lui permettant une certaine émergence dans l’ordre du représentable. Mais le parallèle tourne court, avec l’échec du héros. Rodolphe désire poser sur l’ensemble social (y compris les bas-fonds) un regard qui l’harmonise, généralisant l’utopie champêtre et ponctuelle qu’est la ferme de Bouqueval, qu’il a créée, et qu’il fait surgir en magicien (1,10) sous les yeux de Fleur-de-Marie, qui y voit « quelque chose de surnaturel » (1,11). Mais, pour que l’œuvre de Sue demeure crédible, ce désir de Rodolphe ne peut se réaliser; et pour garder son statut de justicier il doit se retirer dans sa principauté idyllique de Gerolstein, en n’avouant pas cet échec. Quelles en sont les causes ? Cet échec est d’abord lié à la résistance qu’opposent les individus : Tortillard « attiré par la hideur et la méchanceté comme d’autres par la beauté » (1,17), le Squelette qui se rit de tout, la Martial, une révoltée totale : « quand ma tête tombera elle grimacera de rage et de haine » (X,1) dit-elle sur les marches de l’échafaud. Ceux-là sont irrécupérables : le Justicier a beau passer, ils demeurent tels. Cet échec est dû aussi à la résistance du système. Rigolette a beau insister, dans sa lettre datée de Bouqueval, sur le fait que « la Banque des travailleurs sans ouvrage et des prêts gratuits » fonctionne à merveille, que le « bien être se répand dans le quartier » (Epilogue, chap.4), Marx a bien raison de noter qu’il s’agit là de naïvetés, que les seules subventions nécessaires pour Bouqueval nécessiteraient « la bourse de Fortunatus ». Loin de changer quoi que ce soit au système, Rodolphe ne peut que se constituer comme le signale Rigolette « une famille de reconnaissants » pour qui il est une Providence, ou un « dieu » comme le dit le Chourineur. Malgré les apparences, Rodolphe reste dans les limites de la philanthropie, ce qui justifie son retrait. Mais cet échec est aussi dû au fait que le regard de Rodolphe n’est pas posé d’une façon nette. Lui-même est insaisissable : trop beau pour un homme, ange, démon, dieu, noble, tyrannique, justicier, coléreux, passionné — ce sont là les qualificatifs qui le dépeignent — il traverse tous les milieux en vrai caméléon, se justifiant ici par le désir de faire le bien, là par le « piquant » qu’il trouve à ses métamorphoses. Aucune élaboration psychologique ne peut rendre compte de Rodolphe comme « caractère » : il est le truchement d’un regard ambigu posé sur ce monde qu’il nous découvre, il est la métaphore de l’impossibilité de se situer hors du champ du désir variable. Et il cesse d’exister dès qu’il réintègre son « idéalité » de Prince. En ce sens, il est lui-même un personnage fantastique. En apparence, il permet par ses "transgressions sociales" un point de vue unifiant sur la société dans son ensemble. Mais par son instabilité, son "insituabilité", il construit ce point unifiant comme strictement imaginaire, illusoire, en ce qu’il est le seul à pouvoir en occuper le lieu. Dès qu’il systématise son désir en théorie, on tombe dans l’utopie philanthropique.
Cependant, il serait absurde d’interpréter l’échec de Rodolphe comme celui du romancier : le héros n’est qu’un moyen ; la mise en scène de son échec, en problématisant les données, permet à Sue d’éviter deux écueils. Celui de la fade utopie, celui de la fascination par l’exotisme des bas-fonds. Cet échec du héros est le moyen d’une critique de la volonté d’idéaliser ; il rend nécessaire une rhétorique du compromis, du biais, du fantastique, afin de permettre que l’innommé, le monde des "classes laborieuses" puisse être représenté, même si cela ne se fait encore que dans une lumière sulfureuse. Ce monde va être perçu par un regard instable et mal assuré, on l’a dit. Il apparaîtra dans le regard de Rodolphe mais aussi en dehors de lui, si ce n’est à son insu. Par Rodolphe nous affrontons les monstres sociaux que sont le Maître d’Ecole, Bras Rouge, la Chouette et son sadisme. Nous visitons avec lui leurs tanières : les ruelles nocturnes, le Tapis Franc, le puits hanté de rats de « Cœur Saignant » où Rodolphe se trouve réduit à quelques mouvements convulsifs de bête à l’agonie (1,18). Il nous montre aussi le mouroir des Morel « au sol d’une couleur sans nom, infect, gluant et semé çà et là de débris de paille pourrie » (III,18) bien qu’il soit incapable d’en rendre "l’aspect sinistre". Mais le regard de Rodolphe nous permet de percevoir là où lui-même est atteint d’une étrange cécité. Par exemple sur le marché du Temple, qui nous met en contact avec l’économie sous-jacente de la cité. Là, "la plus infime rognure d’étoffe quelconque, le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte d’acier y trouve son vendeur et son acheteur » (IV,5), lui n’y verra rien, que "des choses sans nom, sans forme et sans couleur… des semelles fossiles, des squelettes de chaussures, des objets bizarres, fantastiques". En revanche, Rigolette, en un tournemain y trouvera de quoi installer les Morel : Rodolphe permet, alors même qu’il y est aveugle, que le lecteur perçoive la vie populaire. Cette réalité du peuple est présentée aussi alors qu’il est absent ; dans les prisons, dans l’île des Naufrageurs, chez Ferrand ; ou dans ce qui est évoqué par les récits de la Louve, du Chourineur ou de Fleur-de-Marie. Mais tout ceci ne prend un sens que par rapport à la difficulté éprouvée par Rodolphe à se représenter ce qui est sous ses yeux et qui lui échappe en partie, devenant en quelque sorte une réalité fantastique."
Europe - revue littéraire mensuelle - Eugène Sue (novembre-décembre 1982) P. 108-109
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27/10/2012
Pyat et Eugène Sue
Extrait d'une critique littéraire de Jean-Louis Bory du livre intitulé Eugène Sue, page 228 :
"Pyat avait pour la première fois rencontré Sue chez le libraire Ladvocat, au moment de Paris ou le Livre des Cent et Un. Chevelure blonde, enthousiasme romantique, idées avancées, feuilletoniste au Siècle, Pyat était fou de théâtre. La Porte-Saint-Martin avait déjà représenté de lui, en février 1834, Le Brigand et le Philosophe, pièce frénético-sociale, où n’existaient que des criminels, où l’auteur prenait véhémentement à partie le train du monde qui ne songeait qu’à favoriser le triomphe du mal. De quoi plaire à Szaffie-Arthur. Dans un autre drame, Ango, joué en 1835 à l’Ambigu, François Ier, après avoir commis les pires horreurs, s’évanouissait de peur et de lâcheté. De quoi amuser l’ennemi de Louis XIV. Les Deux Serruriers visaient à bouleverser. Le théâtre représentait une misérable mansarde, sans feu, sans meubles, presque sans lumière; fenêtre brisée, pluie, vent; un bébé dans une sorte de berceau; un vieil ouvrier, Samuel Davis, agonise. Il est misérable mais honnête, ou plutôt : misérable parce qu’honnête. Arrivée des recors dépêchés par le banquier Murray : ils vont saisir le berceau! Mais survient le fils Davis qui jette l’argent aux recors : il s’est vendu, c’est-à-dire : engagé.
Sue fut vivement frappé : dans Les Mystères de Paris nous retrouverons la mansarde, c’est la mansarde des Morel; et la scène des recors : c’est la fille Morel qui se vend. Frappé mais sceptique, en bon dandy. A l’entracte, il bavarde avec Pyat. Bravo pour la pièce, mais le peuple, croit-il — ainsi que le comte Duchâtel —, n’est pas comme ça; il est malheureux certes, mais… La réalité dépasse la fiction soutient Pyat. Et il invite Eugène Sue à dîner pour le lendemain, rue Basse-du-Rempart, chez un ouvrier qui habite non loin de l’hôtel où Sue a vécu son adolescence de mirliflore impertinent."
Page 232. Sue est invité à souper chez l’ouvrier Fugères, un homme mûr, chef d‘atelier et père de famille. Le repas est excellent. la suite :
"...On n’était pas seulement venu pour convaincre Sue des capacités culinaires de ce qui était encore à peine la classe ouvrière. Il fallait « affranchir » ce bourgeois aristocrate. Dans La Vigie de Koat-V Sue s’était plaint que les « propagateurs de lumière » aient dépossédé le prolétariat de son royaume des cieux sans lui donner rien en échange : si, précisément, on peut lui donner quelque chose en échange, il suffit d’organiser la société. Fugères parle.
Je vis alors le lettré écouter de toutes ses oreilles, surpris, puis charmé. De la littérature, l’ouvrier en vint à la politique, et de façon à confondre ministre et roi. Enfin, il arriva au socialisme. Le lettré écoutait toujours de plus en plus béat. Il recevait la foi. Décidément, l’ouvrier avait le verbe et donnait la lumière. Discutant théorie et pratique, les divers systèmes à la mode, saint-simonisme, fouriérisme, comtisme tous les ismes du jour, il traita à fond les questions économiques les plus ardues, matière première, main-d’œuvre, crédit, produit, salaire, échange, circulation et distribution, capital et travail associés ou opposés, tous les problèmes de la science sociale, sans esprit de secte, avec le génie du philosophe, la passion du tribun, la raison de l’homme d’État et le bon sens de l’ouvrier, terminant par les misères du peuple avec une charité d’apôtre, une foi de prophète et une espérance de martyr; si bien qu’à la fin de ce prodigieux discours Eugène Sue, comme illuminé de rayons et d’éclairs, se leva et s’écria : « Je suis socialiste! »
Qu’il y ait encore de la boutade, voire du paradoxe élégant dans le cri d’Arthur, et que la reconnaissante euphorie qui suit les repas succulents y soit pour quelque chose, je le crois. Les rayons et les éclairs sont ajoutés par Pyat. Je ne pense pas que Sue, rue Basse-du-Rempart, ait été renversé par des fulgurations comme Paul sur le chemin de Damas. Mais s’il n’y a pas eu vision comparable à la vision de Claudel à Notre-Dame, il y a eu révélation. La révélation du chien au chasseur, précise Pyat.
J’ai fait lever un lièvre, vous le tirerez : vous tirez mieux que moi. Mais ne perdez pas votre poudre. Jusqu’ici vous ne voyez guère qu’un monde mort, le noble, ou mourant, le bourgeois. C’est le passé, ou au plus, le présent qui passe. Je vous montre le monde qui vient, l’avenir, le peuple. La vie est là. L’art doit descendre ou plutôt monter là. Depuis 1789, le peuple est souverain. Son règne arrive, et l’art est toujours parallèle au droit.
Fugères a tout simplement appris à Sue des choses que Sue — fort excusable, on n’apprend pas ces choses chez Tortoni — ne savait pas. Il les avait déjà entendu dire chez Marie d’Agoult, ou lors des quelques discussions sérieuses qu’il avait pu avoir avec Victor Schoelcher ou Pyat : pareils propos participaient encore de la conversation mondaine, du bavardage parisien; il était bien différent de les tenir de la bouche d’un ouvrier, et cela au cours d’une soirée dépaysante, une soirée où le complexe d’infériorité qui pouvait gêner Sue dans les beaux salons avait cédé la place à un complexe de supériorité qui facilitait les échanges, la chaleur humaine; Sue ne se tenait pas sur ses gardes. Bref cet épateur d’épiciers a été épaté. Et cette surprise a été le premier choc ébranlant l’élégant mais instable échafaudage qu’était alors la vie intérieure de Sue."
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26/10/2012
"The nurseryman glanced over his shoulder"
"Roland pulled out a hundred note and a fifty. « How about it — with the cage ? »
The nurseryman glanced over his shoulder, as if Roland’s mother might interfere. « If he bites, stick an onion at him. He won’t bite you after he bites into an onion. »
Margaret Lemoinnier was surprised and annoyed that Roland had bought a ferret. « You’ll have to keep the cage in the garden. You mustn’t take it in the house. »
Antoine said nothing, but his pink-white face took on a more sour expression than usual. He put lots of newspaper on the back seat of the Jaguar so that the cage would not touch the leather upholstery."
"Roland sortit un billet de cent francs et un de cinquante. « Qu’en dites-vous… avec la cage ? »
Le pépiniériste jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, comme si la mère de Roland risquait d’intervenir. « S’il mord, collez-lui un oignon sur le museau. Il ne vous mordra plus après avoir mordu dans un oignon. »
Margaret Lemoinnier fut surprise et ennuyée de voir que Roland avait acheté un furet. « Il faudra laisser la cage dans le jardin. Tu ne dois pas l’amener dans la maison. »
Antoine ne répondit pas, mais son visage d’un rose pâle prit une expression plus revêche que de coutume. Il entassa des journaux sur le siège arrière de la jaguar, afin que la cage n’en abîme pas le cuir."
Patricia Highsmith Harry : A Ferret ; Harry, furet
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