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07/06/2011

Dernier extrait ici — Chateaubriand Poésie et Terreur

Dans les livres des Mémoires consacrés à une enfance et une jeunesse préservées des vices de la capitale, Chateaubriand insiste sur les traits de son caractère et de son talent naissants, dont il est le plus fier. Tous révèlent précocement en lui une vocation forte incompatible avec les mœurs des Belles-Lettres d'Ancien Régime : «  l'horreur de l'oppression et le désir de secourir la faiblesse » ; la « haine des protecteurs » ; « l'esprit d'indépendance et l'impossibilité d'obéir ». Il met aussi l'accent sur la rudesse à l'ancienne de son éducation, qui lui a forgé endurance physique et courage moral, parmi les garçons et les filles des rues de Saint-malo et les petits paysans de Combourg. Il a pu se colleter avec la vie dans ce qu'elle a de plus âpre, à la même enseigne que les plus démunis. Cet autoportrait moral est le négatif de l'homme de lettres, privilégié et choyé par les élégantes compagnies parisiennes, esclave de la mode et du monde, mais prêt à le devenir, le cas échéant, des tyrans et des bourreaux.

Est-ce une projection après coup ? Il n'est pas invraisemblable que ces « idées », encore flottantes, aient déjà été siennes en 1789-1792. Chateaubriand a une âme à facettes. Le jeune officier qui se délecte de la poésie de Parny, qui adore le théâtre, qui plaît en société, qui publie en 1790 une élégie au goût du jour, était aussi « infatué » de Roussseau. Il sort, avec Lucile, de l'école de Combourg. Immigré récent à Paris, il était parfaitement capable de juger en étranger ce monde parisien dans lequel il se sentait en visite, où il s'était adapté en apparence, mais dont Rousseau lui avait montré d'avance ce que ses riants dehors cachaient de futilité, de frivolité et d'âpres rancœurs. Le jeune chateaubriand avait à l'esprit d'autres vues, au cœur d'autres espérances. Son départ pour l'Amérique en 1791 l'atteste. Le vieux Chateaubriand des Mémoires, de l'autre côté du désastre, a évidemment de nouveaux motifs d'ironie rétrospective. Il s'était prouvé à lui-même, dans l'épreuve, qu'il était d'une autre trempe et d'une tout autre puissance de vision que les vedettes littéraires de 1788-1792, entre-temps tombées dans l'oubli ou franchement déshonorées.

Le recoupement des divers portraits d'hommes de lettres qu'il a juxtaposés au Livre IV des Mémoires dessine une sorte de portrait-robot du « sophiste » français de l'Ancien Régime tardif que Tocqueville dut lire avec un vif intérêt : précieux témoignage pour son histoire généalogique de la Révolution. Le manque de caractère et de dignité, la minceur du talent, la vanité d'autant plus exacerbée sont communs à tous. Mais la méchanceté, trait particulièrement épinglé par le Rousseau des Confessions, est portée jusqu'à la noirceur chez le plus doué de la troupe , Chamfort, qui « ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance ». À propos de ce La Bruyère des derniers temps — académicien français comme l'autre, hébergé par un grand seigneur, le comte de Vaudreuil, comme l'autre l'avait été par le Grand Condé, et infiniment plus choyé par lui que son prédécesseur du XVIIe siècle –, le mémorialiste d'un trait foudroyant anatomise ce que nous appelons « ressentiment », passion inassouvissable dont la rage destructrice finit par se retourner contre elle-même […]

L'enfant gâté de l'Ancien Régime finissant préfigurait par avance l'auto-dévoration des bouchers de la Terreur, dans un Paris transformé en Enfer de Milton.

Tout n'est pas noir dans cette République des Lettres tardive. Outre Fontanes et Flins, Chateaubriand excepte de sa vindicte l'abbé Delille […] Mais le siècle tout entier, à de rares exceptions, Voltaire en vers et Rousseau en prose, n'avait été qu'un désert de poésie. Le mémorialiste n'y trouve que « des choses pauvres de sentiments, de pensée et de style ». Ce dessèchement poétique et littéraire n'a fait que s'aggraver chez les tard-venus, dont trop d'entre eux ont démontré leur veulerie dans les heures sombres.

Que manquait-il donc à l'homme de lettres français, soumis quoi qu'il en eût à l'air du temps, et cela sous l'ancienne monarchie comme sous la Terreur, car le pli a été pris pour tous les régimes ? D'abord, le caractère, le sentiment de l'honneur, la passion de la liberté. Ensuite la véritable originalité qui prend le risque d'aller à contre courant de la mode et d'imposer un style personnel. Enfin le sens du sublime, tel que l'entend Fénelon, et surtout tel que l'entendent las grands bardes anglais du XVIIe siècle, Shakespeare et Milton, interprétés par Burke, dans ses Recherches sur le sublime et le beau. Or seul ce sens inconnu de la France du XVIIIe, et qui donne accès aux « mystères terribles » exclus par Boileau de la compétence des Belles-Lettres, peut élever un talent au génie, parce qu'il ouvre à la parole du poète, en temps de révolutions, le vaste paysage orageux de la nature vierge, de l'histoire, de la politique, de la religion, de la passion amoureuse et du malheur. L'arrière-saison de l'Ancien Régime avait fourmillé de petits talents, qui étaient aussi de médiocres caractères : les uns se sont avérés des serpents venimeux, les autres des cigales « fort dépourvues / Quand la bise fut venue ».

Page 148-149 du livre Chateaubriand Poésie et Terreur de Marc Fumaroli Éditions de Fallois  

06/06/2011

Chateaubriand et Fontanes

  1. "Ombres rétrospectives sur une « union des cœurs »

En 1789, au cours de la dernière phase de composition des Mémoires, Chateaubriand laisse publier en tête de l'édition posthume des Œuvres de Louis de Fontanes une brève lettre à la comtesse Christine, la fille de son ami disparu en 1821. Il rappelle l' "union des cœurs" qui l'a associé près d'un demi-siècle à son père et un peu moins longtemps à leur ami commun Joseph Joubert. Jamais il ne s'est senti si proche de ces ombres, jamais leur présence et leur pensée ne lui ont été si intimes. Maintenant qu'il leur survit seul, cette "union des cœurs" ne tardera pas à devenir entre eux "communion de poussières" :

"Les hommes d'autrefois, en vieillissant, étaient moins à plaindre et moins isolés que ceux d'aujourd'hui : s'ils avaient perdu les objets de leur affection, peu de choses d'aillleurs avaient changé autour d'eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les individus, mais il a vu mourir les idées, principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu : il est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours ».

Il songe sans doute à l'œuvre poétique de son ami, réunie et publiée trop tard, désespérément anachronique à l'heure de Hugo, de Vigny, de Musset, mais il préfère s'en tenir à un thème commun aux derniers poèmes de Fontanes et à ses propres Mémoires : la modernité fait vivre les hommes dans un temps public artificiellement précipité, selon un rythme brutal qui bouscule le temps naturel et le temps intime ; si adoucie extérieurement que puisse sembler la vie humaine, elle est plus dévastée à l'intérieur et plus esclave dans ses mouvements que dans les temps plus rudes, mais plus lents et plus féconds où l'esprit et le cœur n'étaient pas prématurément ravagés par un perpétuel "choc nouveau"."

Extrait du livre de Marc Fumaroli intitulé Chateaubriand Poésie et Terreur Éditions de Fallois

 

 

 

 

 

04/06/2011

Un extrait du livre Chateaubriand Poésie et Terreur

« Confessions » et « Mémoires »

"Même lorsque Chateaubriand eut cessé, au moins en apparence, de se sentir un émigrant dans la France qu'il avait retrouvée, en 1800, fort abîmée, mais renaissante, même lorsque, sous la Restauration, portant son titre de vicomte, membre de la Chambre des pairs, grand orateur et publiciste du régime, il put se sentir de nouveau et légitimement Français, dans une société libérale qui refleurissait politiquement et littérairement avec lui et autour de lui, il ne se désolidarisera jamais de Rousseau au point de le rendre responsable de la Terreur. Ses mises au point dans les notes de sa réédition de l'Essai sur les révolutions sont nettes. Son reproche essentiel envers l'auteur de l'Émile reste l'encouragement que son « système » a donné aux jeunes générations de se séparer de leur famille, de la société, de vivre « d'eux mêmes » dans des rêveries solipsistes dangereuses pour leur équilibre mental et moral. Dans ses Mémoires, il étendra ce reproche à son propre René, dont il avait voulu faire, dans le Génie du Christianisme, un contre-exemple, et qui a été pris comme modèle à imiter, relayant les leçons misanthropiques de Rousseau. Il s'est séparé aussi de la politique du citoyen de Genève, dont l'idéal républicain restait celui des cités antiques et de la « liberté des Anciens », ignorant les régimes représentatifs et la liberté des Modernes. Son retour à la foi catholique l'a libéré aussi du déisme du Vicaire savoyard, qui isole la conscience religieuse de la communauté ecclésiale, subordonnant Dieu et la morale à la seule évidence du sentiment intérieur. Enfin, il voit les faiblesses de Rousseau écrivain, et surtout de Rousseau autobiographe, dont les mœurs ( qu'il déclare dans les Mémoires foncièrement « antipathiques » aux siennes ) retentissent sur le style et le flétrissent.

Cette dernière critique, à la fois morale et littéraire, de l'auteur des Confessions, esquissées dans les notes de 1826, va être reprise à grande échelle dans les Mémoires d'outre-tombe. Le mémorialiste s'insurge à plusieurs reprises contre la facilité que s'accorde Jean-Jacques autobiographe de s'absoudre lui-même de sa muflerie ou de ses goujateries :

« […] Je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés ». 

Cette absence de tact, de goût, d'élémentaire courtoisie et galanterie, qui s'estime absoute par une franchise brutale, répugne tellement à l'auteur des Mémoires qu'il se livre à un exercice d'explication de texte comparés pour mieux faire sentir ce point essentiel et délicat : la littérature, même si elle n'est pas édifiante, n'est pas un confessionnal public ; au moins doit-elle témoigner pour l'élégance des manières et des mœurs. Il rapproche le récit des amours vénitiennes de Rousseau, dans les Confessions, de celui qu'avait fait des siennes Lord Byron."

Extrait du chapitre intitulé Chateaubriand et Rousseau, p. 120 – 121 du livre de Marc Fumaroli — Chateaubriand Poésie et Terreur — Éditions de Fallois