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21/05/2021

La nouvelle s'intitule : La vieille femme noire de Brooklyn

Jacques Antoine, Pierre Bellemare et Marie Thérèse Cuny on écrit ensemble les nouvelles rassemblées dans un livre intitulé Dossiers secrets. J'ai trouvé ce livre sagement déposé dans une boîte à livres de mon quartier, près des immeubles de Catorive. De beaux petits immeubles tranquilles où on a l'air de beaucoup lire et d'aimer partager (pour le plaisir que procure le partage !).

 

La nouvelle : La vieille femme noire de Brooklyn

 

"Dans un commissaire de Brooklyn, vers cinq heures du matin, en plein été, il y a foule : la nuit a rejeté, comme une vague sur une plage, les débris de la nuit : ivrognes endormis, prostituées livides, visages de clowns tristes aux yeux cernés de noir, et que l'aube rend fantomatiques, deux ou trois voleurs à la tire, une vieille femme noire et résignée et un journaliste mal réveillé. 

 

 

Lorsque le journaliste est arrivé, morose, pour consulter la liste des arrestations et quêter la matière de sa rubrique de faits divers, la vieille femme était déjà là. Assise sur la banquette de bois, les mains sur les genoux, les yeux clos, elle semblait prier ou dormir. Le jeune journaliste l'a remarquée, tout simplement parce qu'elle était le seul visage noir ce matin-là. Puis il s'est mis à discuter avec le policier de service. 

 

 

— T'as du neuf, Mike ?

 

— Un petit voyou si ça t'intéresse, meurtre au premier degré, une histoire de rackett. J'attends la voiture de patrouille, ils l'amèneront dans un moment.

 

 

Le jeune journaliste hoche la tête. Il attendra. Il se sert un gobelet de café au distributeur, et son regard tombe à nouveau sur la vieille femme. Cette fois, il remarque qu'elle porte des balafres au visage, de longues cicatrices fines et ciselées dans la peau, à peine visibles au milieu des rides. Elle est étrange cette femme. Immobile et étrange. 

 

— Qu'est-ce qu'elle a fait, Mike ?

 

— Qui ? La vieille ? Rien, elle est un peu zinzin, elle parle de son fils, elle dit qu'on l'a tué cette nuit, mais pas moyen de lui faire dire où ça s'est passé. Une cliente pour l'hôpital, le chef décidera quand le toubib aura fait sa tournée.   

 

La vieille femme ouvre les yeux, regarde devant elle avec lassitude et se lève. Aussitôt le policier l'interpelle, brutal.

 

— Eh... Où tu vas, toi ?

 

— Je m'en vais, vous ne faites rien pour mon fils.

 

— Ton fils, ton fils.... Il est où ton fils, hein ? T'es pas fichue de le dire ! On s'en va pas comme ça ! T'as parlé d'assassinat, le chef voudra savoir ce que t'as dans le crâne. Assis ! Et on ne bouge plus, ou je te mets dans la cage avec les autres.

 

— Ma tête me fait mal, je veux partir...

 

— Pas d'histoire, hein ? Si ton crâne est malade, le toubib verra ça...

 

En bougonnant, Mike boucle la porte du commissariat et lève les bras au ciel :

 

— Une dingue ! Manquait plus que ça ce matin ! Depuis la rafle de minuit, ça n'a pas arrêté de piauler et de m'insulter toute la nuit. Ce vieux dégoûtant-là a recraché toute sa bière dans la cellule, et il faudrait encore que j'écoute une vieille peau, noire, à moitié folle !

 

Les années soixante aux États-Unis sont les années dures du racisme. Et même un vieux policier comme Mike, qui n'est pas méchant au fond, ne peut s'empêcher d'employer des termes injurieux pour cette femme digne, qui n'a fait de mal à personne. Mais c'est ainsi, un réflexe conditionné : il l'a traitée de vieille peau noire, comme il a traité l'ivrogne de vieux dégoûtant. Des qualificatifs sans importance pour lui. Depuis tant d'années qu'il fait ce métier, il a l'impression d'être le gardien d'un troupeau hétéroclite.

 

— Tous des dingues, des alcooliques ou des chiffons de trottoirs !

 

— Je peux lui parler, Mike ?

 

— Sûr ! Si ça t'amuse, elle est pas en état d'arrestation, je la garde au chaud parce qu'elle a parlé d'assassinat, mais le chef la mettra sûrement dehors, à moins que le toubib la fasse embarquer ! Vas-y mon gars, si t'as du temps à perdre !

 

Earl Tagger, vingt-cinq ans, jeune journaliste stagiaire en mil neuf cent soixante, étudiant en droit et démocrate, s'intéresse au problème noir dans son pays. Mais ça n'est pas uniquement pour cela qu'il s'approche de la vieille femme. Il a le sentiment qu'elle veut dire quelque chose, qu'elle porte un secret, et après tout, elle a  parlé d'assassinat et il est journaliste.

 

Earl est grand, cheveux en brosse, sourire gentil, pantalons de jeans et baskets aux pieds. Il se penche sur "la vieille peau noire", avec une courtoisie qui lui est naturelle.

 

— Vous êtes malade, madame ?

 

— Malade, oui mon garçon. Je souffre la mort.

 

— Que vous est-il arrivé ?

 

— Tu n'es pas policer, toi ?

 

— Non, madame, je suis journaliste, enfin j'apprends mon métier.  On ne me paye pas pour l'instant. Je peux faire quelque chose pour vous ?

 

— Je ne sais pas, mon garçon. Mon fils est mort, je l'ai senti dans ma tête vois-tu, il est mort et ça m'a fait mal, une grande douleur qui sonne encore dans mon crâne...

 

— Comment est-il mort ?

 

— Je ne sais pas, garçon. Mais c'est comme si on m'avait tuée moi-même. J'ai vu son visage et tout a éclaté.

 

— Comment ça, madame, je ne comprends pas ? Vous étiez là ? Vous étiez présente ?

 

— Oh mon garçon, je n'étais pas là, je n'ai pas vu mon fils depuis bien longtemps...

 

— Alors, comment savez-vous ?

 

— Je sais ! Sa mort est venue jusqu'à moi, dans mon fauteuil. Je ne dormais pas, j'étais inquiète, il faisait chaud, alors j'ai ouvert la fenêtre...

 

La vieille femme raconte en fermant les yeux d'une voix lasse :

 

— ... J'ai tiré mon fauteuil devant la fenêtre, et j'ai regardé dehors, la nuit, les lumières, je respirais mal. J'ai fermé les yeux pour essayer de m'endormir, et tout à coup, j'ai vu le visage de Mathieu, mon fils, comme s'il était devant moi, comme je te vois mon garçon, j'aurais pu le toucher.

 

— Vous rêviez peut-être ?

 

— Oh non ! Presque aussitôt, j'ai senti un grand choc dans ma tête, une grande douleur, comme si elle éclatait, et le visage de mon fils a disparu, alors j'ai su qu'il mourait, il est mort dans ma tête, tu comprends garçon ? Une mère peut savoir ça. Chez les Mandingues de l'ancien temps, on savait ça...

 

— Qui sont les Mandingues ?

 

— C'est ma race, garçon, une bonne race venue d'Afrique, les hommes de chez nous étaient les plus beaux esclaves et les plus chers aussi. Mon arrière-grand-père a été amené dans le Sud. Là-bas, il servait d'étalon pour les autres esclaves. Ma famille à moi mon garçon, c'était des Dioulas de race magnifique, à présent il n'y a plus rien de tout cela... Plus rien... Mon père a travaillé dans les égoûts, il était venu dans le Nord pour être libre, et mon fils, lui, il ne voulait pas travailler pour les blancs. Il est parti très jeune, il disait : "puisque les blancs nous ont volé, il faut les voler aussi", et je ne sais ce qu'il a fait. De temps en temps il revenait me voir ; parfois bien habillé, avec des dollars dans les poches, d'autres fois parce qu'il avait faim et ne savait pas où dormir... et puis le temps a passé, et j'ai vieilli sans le revoir. Il a plus de quarante ans à présent, il ne savait pas que je pensais à lui tous les jours. Une mère pense à son fils tous les jours. Elle a peur pour lui, s'il n'est pas là, parce qu'elle ne peut pas le protéger. Mais Dieu m'a fait connaître sa mort, il ne m'a pas abandonnée. A présent je veux son corps. C'est pour ça que je suis venue à la police, mais ce vieil idiot de flic là-bas, il ne comprend rien. Comment est-ce que je peux faire pour retrouver mon fils ? Où est-il ? Sa pauvre tête est dans la rue, par terre, ou dans les poubelles, comme un chien... Il était si beau mon fils, un vrai Dioula, grand et fort ! Son père lui disait : "Fais de la boxe mon fils, va boxer les blancs sur un ring, ils te donneront de l'argent pour ça." Et il est mort... Il n'a jamais fait de boxe, il n'a jamais rien fait que d'avoir le cœur et le sang en révolte...

 

Earl Tagger ne sait trop quoi penser, et le récit de cette femme l'a ému plus qu'il n'ose l'avouer. Mais que faire pour l'aider ? Et comment prendre au sérieux le cauchemar d'une vieille femme ?

 

— Tu ne me crois pas garçon ? Et pourtant on a assassiné mon fils.

 

Il est mort assassiné, cette nuit, la pendule n'avait pas encore sonné trois heures. Sa tête a éclaté dans la mienne, comme si c'était la mienne, tu comprends garçon ? Tu comprends ? J'ai eu le goût de son sang dans ma bouche.

 

Le policier claque les doigts avec impatience :

 

— Eh... Earl ! Tu perds ton temps, j'ai un assassin pour toi ! Un vrai, ça t'intéresse oui ou non ?

 

— J'arrive Mike !

 

En quittant la banquette de bois, Earl Tagger serre la main de la vieille femme et, Dieu sait pourquoi, il dit :

 

— Je vais voir si je peux faire quelque chose... "

 

     

Fin de l'extrait.

07:24 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

Kahlil Gibran n'est pas un "cas limite", et moi comme lui ne le suis point

And life is veiled and hidden, even as your greater self is hidden and veiled. Yet when Life speaks, all the winds become words; and when she speaks again, the smiles upon your lips and the tears in your eyes turn also into words. When she sings, the deaf hear and are held; and when she comes walking, the sightless behold her and are amazed and follow her in wonder and astonishment.

 

~ Kahlil Gibran

 

C'est beau ! C'est divin !

 

 

Par ailleurs, j'ai expérimenté le rythme tout à l'heure alors que j'avais le coup de bambou classique que je reçois sur la tête après des courses en très grande surface,  ou lorsque j'ai oublié d'enlever le son après une longue page de publicité et autres choses mortifères du même acabit. Je vais alors "m'effondrer" sur le canapé.

 

 

Je me trouvais donc en triste état sur le canapé et, pour me sortir du coton, je me saisis du livre de fables de La Fontaine posé en livre de "chevet canapé" et tente d'en apprendre une, vaille que vaille. Vu l'état comateux dans lequel cette "sieste de l'assommée" me met je lis  ces phrases délicieusement rythmées et lorgnant dessus d'un œil las. J'ai eu la chance de tomber sur une fable où il n'était pas question de sots, genre "Dieu ne créa que pour les sots les méchants diseurs de bons mots", mais sur une fable  où La Fontaine n'est pas trop arrogant. De toute façon même lorsqu'il dit des choses bêtes et méchantes, il les dit avec une rythmique propre à réveiller les demi morts dans mon genre quand je sombre dans ce genre de sieste. Car oui, j'ai fini par dire tout haut la fable, non sans hésitation, tel un bébé marchant depuis peu. Nono qui semble beaucoup apprécier La Fontaine est venue ronronner sur mes genoux, et au final, j'ai bel et bien émergé, les idées claires, ma foi. Où vont parfois se nicher les miracles  ! La Fontaine, un homme "bien" quand bien même.

Patrick rentre du Centre-ville. Il me crie "Tu dors ?". Que non, j'ai écrit ces quelques lignes, fraîche comme un cardon. Merci le rythme.

 

Une idée claire me vient : et si l'on enlevait le statut "infirmier psychiatrique" pour le remplacer par infirmier tout court ? Ce serait le début d'un décloisonnement. On créerait des services où toubibs des nerfs malades, infirmiers tout court, kiné, animateurs, travailleraient en symbiose. Adieu le confinement !

 

J'entends en parallèle Patrick me dire que les gens sont aux anges dans le centre-ville. Comme une fête de la libération. De bonnes ondes donc.

07:22 Publié dans Note | Lien permanent | Commentaires (0)

19/05/2021

le critique apprécie, la critique dans son ensemble apprécie ♣♣♣ Ligne de tête, ligne de cœur, ligne de vie

Apprécie qui ?

 

Un nommé Jeffrey Eugénides.

 

Voilà entre autre, par exemple, au sujet  d'un livre dont il est l'auteur intitulé Des raisons de se plaindre, une critique de Télérama :

 

"Sur une île tropicale, Mitchell contracte une dysenterie amibienne et découvre le sens de l'existence. Sous les yeux de son ancien amant, Tomasina cherche désespérément un donneur de sperme. Ces dix nouvelles mettent en scène des personnages terriblement humains. On côtoie leurs petites lâchetés, leurs soucis de cœur ou d'argent, leurs maladresses. L'humour les rachète. Ils nous ressemblent.



Né en 1960, Jeffrey Eugenides vit à Princeton (New Jersey). Son premier roman, Virgin Suicides, a été adapté au cinéma par Sofia Coppola. Middlesex, récompensé par le prix Pulitzer, ainsi que Le Roman du mariage ont connu un immense succès public et critique. Tous sont disponibles en Points.



" Des portraits graves et émouvants, reflets de nos solitudes modernes. ""

Télérama

 

Un petit reproche pour le critique : apprécier quelqu'un parce qu'il nous ressemblerait serait un peu léger comme critère, voire un peu lourd. On se prendrait pour la référence ultime ou encore on suivrait un processus de pensée du genre de celui-ci : puisque je me pardonne ces failles que je reconnais en moi également, je te les pardonne etc. Mais on est sûrement capable de bienveillance ou mieux encore, de compétence pour apporter si nécessaire  de l'aide alors qu'on est étranger au problème intime à quoi l'autre est confronté. Il faut l'espérer. L'autre ne me ressemble pas dans ce à quoi il est confronté, je ne marche pas pour le moment dans ses mocassins, mais je ne le condamne pas pour autant. Etre capable de cela, ce serait bien. Ce serait sûrement aussi être sur le chemin de la sainteté, à mes yeux.

 

Cela dit, j'ai apprécié les nouvelles d'Eugénides Jeffrey moi aussi. Il m'a bousculée.

 

Parmi ces nouvelles, l'histoire d'une jeune fille qui émeut un gynécologue. Le professionnel hétérosexuel avait toujours su rester froid lors d'auscultations gynécologiques de ses clientes, et le voilà troublé devant la personnalité délicieusement féminine à ses yeux de l'une d'elle : timide, gracieuse, pudique et belle. Le gynéco a du mal à ne pas tomber amoureux. Or il découvre que si cette jeune fille amenée chez lui par ses parents inquiets souffre tant physiquement, c'est parce que sa verge n'est pas sortie et commence à être trop comprimée dans la cavité où elle est encore  enfermée. La jeune fille est profondément féminine dans l'âme, or d'aucuns vont lui demander d'assumer son sexe.... et donc une masculinité totalement inexistante dans son psychisme. Tout ne serait donc pas que physique, nous dit l'auteur.

Ce personnage ne ressemble à personne que je connaisse dans mon entourage  mais j'ai compris la détresse que peut éprouver la personne à qui cela peut arriver.

L'espace d'un instant, le lecteur attentif et la lectrice attentive se mettent dans les mocassins de celui ou celle à qui arrive cet avatar. Et on sent sa capacité d'aimer s'agrandir.

 

Il y a plus d'espace qu'avant cette lecture en soi. On pourrait même écrire à notre tour, se laisser habiter par des personnages l'espace d'un moment, comme si on les rejoignait.

 

On rompt dans l'absolu l'isolement de tel ou telle, venu.e à soi par le travail d'un auteur.e., lors de la lecture d'un ouvrage, ou par la méditation, si c'est soi qui écrit.

 

  J'ai lu ces nouvelles il y a quelques années déjà, certaines m'ont marquée (genre "tatouée de l'intérieur") plus que d'autres. Notamment celle dont je viens de parler.

 

♦♣♣

 

Et ligne de force !

 

C'est ici :

https://youtu.be/zEyrhRKtHQY

10:48 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)