Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

24/06/2020

Les sentiers du rêve

Stan, un aborigène explique le tableau qu'il a peint à un Américain, qui a acheté sa toile pour l'offrir à sa femme. La libraire, Mrs Lacey complète les explications.

 

"Les cercles, ajouta Mrs Lacey avec obligeance, sont les centres de cérémonie des fourmis à miel. Les "tubes", comme vous les appelez, sont les sentiers du rêve."

 

L'Américain était captivé. "Et est-il possible d'aller voir ces sentiers du rêve ? Là-bas, j'entends ? Comme à Ayers Rock par exemple ? Ou un endroit comme ça ?

 

— Ça leur est possible, dit-elle. Pas à vous.

 

— Vous voulez dire qu'ils sont invisibles ?

 

— Pour vous. Pas pour eux.

 

— Alors où sont-ils ?

 

— Partout, répondit-elle. Pour ce que j'en sais, il y a un sentier du rêve qui passe au milieu de mon magasin.

 

— C'est à vous faire froid dans le dos, dit la femme en riant nerveusement.

 

— Et eux seuls peuvent le voir ?

 

— Ou le chanter, ajouta Mrs Lacey. Il n'y a pas de sentier sans chant.

 

— Et il y en a partout ? demanda l'homme. Dans toute l'Australie ?

 

— Oui, dit Mrs Lacey, soupirant d'aise d'avoir trouvé une expression prenante. Le chant et la terre ne font qu'un.

 

— Stupéfiant !" dit-il.

 

La femme américaine avait sorti son mouchoir et se tamponna le coin des yeux. J'ai cru un instant qu'elle allait embrasser le vieux Stan. Elle savait bien que la peinture était une chose faite pour les Blancs, mais il lui avait donné un aperçu de quelque chose de rare et d'étrange et elle lui en était reconnaissante." 

 

Le chant des pistes, page 37/38,  Bruce Chatwin.

 

No comment au sujet de cet extrait. Par ailleurs j'en suis à la page 186 des Hauts de Hurle-Vent. Un roman qui représente une somme de travail intense pour décrire des monstres bien souvent, des dévorants en quelque sorte. C'est très intéressant.

06:29 Publié dans Lecture, Note | Lien permanent | Commentaires (0)

22/06/2020

"J'aimais bien Enid Lacey"

"J'aimais bien Enid Lacey. J'avais déjà passé deux heures dans la librairie. Elle savait certes comment vendre des livres. Elle avait lu presque tous les ouvrages sur l'Australie centrale et mettait un point d'honneur à avoir en rayonnage tous les titres disponibles chez les éditeurs. Dans la salle qui servait de galerie d'art, elle laissait deux fauteuils à la disposition de ses clients. "Lisez autant qu'il vous plaira, disait-elle. Vous êtes libres !"... sachant bien qu'une fois assis, il était impossible de repartir sans rien acheter.

 

Elle était originaire du Territoire-du-Nord et approchait des soixante-dix ans. Son nez et son menton étaient extrêmement pointus, ses cheveux auburn, de la teinte du colorant. Elle portait deux paires de lunettes retenus par des chaînes et une paire de bracelets d'opale sur ses poignets desséchés par le soleil. "Les opales, me dit-elle, m'ont toujous porté chance. "

 

Son père avait dirigé une station d'élevage près de Tennant Creek. Elle avait passé toute sa vie avec les aborigènes. Elle ne se laissait pas faire et les adorait en secret.

 

Elle avait connu tous les anthropologues australiens de la génération précédente et disait pis que pendre des nouveaux, les "jargonautes", les "marchands de charabia" comme elle les appelait. En vérité, bien qu'elle tentât de se maintenir au courant des dernières théories, bien qu'elle se colletât aves les livres de Lévi-Strauss, elle n'était jamais arrivée bien loin. Malgré tout, lorsque l'on abordait le problème des aborigènes, elle prenait son air le plus pontifiant, abandonnant le "je" pour le "nous", non pas le "nous" royal, mais le "nous" signifiant "la communauté scientifique".

 

Elle avait été une des premières personnes à reconnaître la qualité de la peinture pintupi."

 

Extrait du livre intitulé Le chant des pistes, de Bruce Chatwin. Page 32 et suivante.

 

Où l'on apprend qu'un peintre aborigène peut peindre un rêve du totem d'un autre aborigène mais pas le sien propre. Ici, un aborigène a peint un rêve fourmi à miel, la fourmi à miel étant le totem de son cousin, mais n'est pas autorisé à peindre un rêve d'émeu, celui-ci étant son totem personnel. 

Suite de l'extrait :

"Il ne peut pas peindre son propre rêve mais il peut peindre celui de quelqu'un d'autre ?

 

— J'ai saisi, dit le mari d'un ton épanoui. C'est pareil : il ne peut pas manger d'émeus mais il peut manger des fourmis à miel, non ?

— Vous avez très bien compris, dit Mrs Lacey. M. Tjakamarra ne peut pas peindre un rêve d'émeu parce que l'émeu est son totem paternel et ce serait un sacrilège s'il le faisait. Il peut peindre une fourmi à miel parce que c'est le totem du fils du frère de sa mère. C'est bien cela, Stan ? Le rêve de Gideon c'est la fourmi à miel ?"

 

Stan cligna des yeux et fit "Exact!

— Gideon, poursuivit-elle, est le directeur rituel de Stan. Ils se disent l'un à l'autre ce qu'ils peuvent peindre ou non."

 

Bruce Chatwin.

 

 

 

En parallèle de ce livre, je lis Les Hauts de Hurle-Vent d'Emily Brontë,  atmosphère glaciale d'entrée de jeu, par le biais du "je" de Mr Lockwood. Où Mr Lockwood trouve sympathique un homme du fait qu'il soit plus froid encore que lui dans son accueil, même s'il s'agit de l'accueil de sa propre personne. Cet homme, Heathcliff, laisse Lockwood (qu'il a été contraint de faire rentrer chez lui),  tout seul en présence de chiens qu'il loge dans sa maison, et cela, le temps pour lui d'aller chercher du vin à la cave. Les canidés manquent de dévorer Mr Lockwwod qui réagit ainsi :

 

"— [...] Le troupeau de pourceaux possédés du démon ne pouvait avoir en lui de pires esprits que n'en recèlent vos animaux que voilà, monsieur. Autant laisser un étranger avec une portée de tigres !" 

 

Le Nord de l'Angleterre et le Nord de l'Australie en parallèle donc. Je me fais en tant que lectrice, l'anthropologue improvisée des gens des deux Nord. Histoire de ne pas perdre le Nord, de faire sa propre anthropologue en quelque sorte .

 

 

 

 

 

09:22 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

18/06/2020

Ferragus, chef des Dévorants

Je suis en train de lire Ferragus, chef des Dévorants, de Balzac. L'écrivain s'adresse souvent au lecteur, en philosophe, tout en menant son récit romanesque. Cela semble original de nos jours. Il expose notamment sa perception de la féminité et du luxe ; pour lui, le luxe est synonyme de raffinement de l'esprit dirait-on, dans ce livre du moins.

 

Mais il explique aussi les rouages d'une société, comment fonctionne la machine "haute société". Et il suit les méandres des esprits de l'époque et du sien, ce faisant. Il est sincère dans ses convictions et m'intéresse en cela car il est du même coup un témoin non hypocrite de son temps. Il peut être trouble, par exemple en religion, où il avoue sa fascination pour les rites funéraires catholiques lorsque ceux-ci enterrent en grande pompe une personne socialement importante, mais comme il est honnête, il montre aussi comment est enterrée une grisette (donc une personne pauvre, et parisienne), sans la considération d'une foi réelle en la parole du Christ, par le curé lui même, puisque dans ce roman, la grisette en question est enterrée quasi comme un chien des rues, le curé prétextant "qu'elle n'est pas de sa paroisse" pour lui refuser sa présence. Il agit un peu comme tout bourgeois "qui se respecte" du même coup, ce pauvre curé vu par Balzac. On se croirait à l'enterrement de Chloé dans L'écume des jours, de Boris Vian, bourgeois assumé lui-même, mais néanmoins accessible à la détresse humaine quand il s'agit des causes qui l'ont remué en profondeur.

 

Balzac parle des aspects rébarbatifs de la juridiction et du fonctionnement financier, notamment, des agents de change à la Bourse. Les lecteurs et lectrices se trouvent donc dans les milieux aristocratiques et de la "grande" bourgeoisie, en "petite souris", ou en espions et espionnes, qui voient, s'il était encore nécessaire comment "ça marche" chez ceux qui tiennent la baguette du pouvoir.

Balzac laisse voir sa mentalité, celle de ses pairs, mais aussi sa part d'humanité, plus timorée que celle d'un Hugo, mais présente. Il utilise étrangement le mot "supérieur", en cela je le vois comme un étranger, avec qui je fais connaissance avec quelque difficulté, s'agissant de cette mentalité des dominants.

 

Il peut arriver que, surpris par nos propres réactions à un événement inédit on fasse plus amplement connaissance avec soi même, on se surprend alors en bien, ou on peut aussi se décevoir... on ne se serait pas cru capable d'éprouver tel ou tel sentiment, soit de bonté, soit d'étroitesse d'esprit, on se serait cru "plus grand que ça", et alors on se dit qu'il y a encore du boulot pour se réconcilier avec ce que l'on voudrait être sur un plan humain, cependant même dans les cas négatifs, on ne se sent pas étranger à soi-même. Mais s'agissant des autres, en l'occurrence avec Balzac, je vois des gens tellement différents de moi dans leur mentalité que je les regarde comme d'étonnants étrangers, relativement incompréhensibles. Je me retrouve chez des Français, mes compatriotes, que je devrais comprendre, et je suis pourtant dans un monde parallèle. Comme tout ce monde capitaliste fonctionne étrangement, en effet !

 

Il reste que Balzac est un grand témoin de son temps, par son talent de plume pour faire le portrait de tous ses personnages... et sa capacité parfois, à un moment donné, à éprouver de la compassion pour ses "étrangers" à lui, les étranges clochards, insondables par tant de sentiments mystérieux, qu'il sonde malgré tout, comme un plongeur dans des mers profondes.    

 

Je n'ai lu de Ferragus, chef des Dévorants que soixante pages, j'ai donc encore des choses à découvrir de cet étonnant roman, commencé par les cinquante dernières pages et que j'ai repris au début (chose à ne pas faire dans le roman que j'ai écrit Portraits croisés). Je retourne à la lecture (dans l'ordre cette fois) de ce roman, miroirs d'âmes humaines  complexes.        

00:44 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)