02/12/2009
Deuxième extrait de La Peau de chagrin
Cet extrait où Balzac passe souvent de l'humour à la gravité en peignant la vie intérieure tourmentée de son personnage. L’extrait :
"Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris ; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change que j’avais griffonnées ? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais pas moi-même ! Les huissiers aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné : — Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS ! Devoir, est-ce donc s’appartenir ? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie ? Pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata ? Pourquoi je buvais à la glace ? Pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais sans les payer ? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cet exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit : au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence ; tandis que la société ne laisse pas une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillés de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores ; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilège de dire : — M. de Valentin me doit et ne me paie pas. "Je le tiens. Ah ! Qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine !" Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. — "Quand me paierez-vous ?" disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de Barême* et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze*, à un paralytique environné d’enfants, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états*, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet*, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors*, et brutalement jetés sur la place. Ah ! Ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Une dette impayée est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que cela, un mensonge ! Elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud. Mes lettres de change furent protestées. Trois jours après je les payai ; voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre ; je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches ! Le prix de mon île me laissa toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie."
Balzac
* "morale de Barême" : arithméticien français (1640-1703), auteur du Livre des comptes tout faits ; son nom est devenu nom commun. Une morale de Barême c’est donc une morale arithmétique, froide et rigide comme une table de multiplication.
*"Vivant tableau de Greuze" : peintre français ( 1725-1805 ) spécialisé dans les scènes pathétiques. Il a peint justement un Paralytique soigné par ses enfants.
* "couchée sur des états" : sur ses comptes et bilans.
*"harpies du Châtelet" : les huissiers.
* "recors" : le recors accompagnait les huissiers et servait de témoin.
Notes du livre édité chez Classiques de poche (P. 255 à 258)
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29/11/2009
Un extrait de : La Peau de chagrin
En avançant de quelques pages dans le roman de Balzac, "j’ai assisté" à la rencontre de Raphaël avec Pauline, et puis un peu plus loin à celle du même jeune homme avec Fœdora. La condition des deux femmes est très différente. L’une connaît la précarité, l’autre vit dans une relative opulence. Raphaël éprouve pour Pauline une tendresse qu’il veut toute fraternelle, et tombe en revanche presque amoureux de Fœdora avant même de l’avoir vue tant ce que Rastignac lui confie au sujet de la jeune comtesse l’intrigue positivement. Comme si Rastignac connaissant les failles de Raphaël prenait un malin plaisir, malgré ses mises en gardes, lesquelles ne sont que formelles, à le précipiter dans la "gueule du loup". On voit aussi dans l’extrait qui va suivre l’éternel malentendu entre les sexes lorsqu’une femme veut en rester à l’amitié avec un homme qui la désire :
« … Ces querelles, auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y déployait tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur ! En ce moment notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était glaciale ; moi, j’appréhendais un malheur. — "Vous allez m’accompagner ", me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots : — "Je n’ai pas de monnaie, mon cher ! " furent dits sur un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur ! Moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité ! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air . En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec une sorte de solennité : — "Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance ; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme." Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leur client les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et décents, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh ! Mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont adorables, elles aiment et veulent être aimées ! Un jour elles vous récompenseront de vos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres ; elles nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont la violence est appréciée par elles, leur méchanceté n’est-elle pas pleine passion ? Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice ? En ce moment Fœdora marchait sans le savoir sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon. — "Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots." D’abord les paroles me manquèrent et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi ; mais bientôt je refoulai mes sensations au fond de mon âme, et me mis à sourire : — "Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez. Les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien ; trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh ! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense ? Vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour ? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité : ne serait-ce pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée ? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous ? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes, je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser, il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous ! " Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh ! bien, la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrent ni un mouvement ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.
…" Balzac
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27/11/2009
Salon du livre de Loos-lez-Lille
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