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07/08/2007

Suite de l'extrait précédent

3ba13d0aff8f990a4f59618bdbf5dac7.jpg" Le correspondant s’aplatit encore plus mais, après avoir jeté un coup d’œil derrière lui, là où se déroulait une petite scène de confusion poignante, il reprit ses jumelles car l’engin abaissait les pieds l’un après l’autre et se hissait de plus en plus loin en surplomb de la tranchée. À ce moment précis, seule une balle dans la tête aurait pu l’empêcher de regarder.

L’homme maigre à la voix stridente interrompit son tir pour se retourner et répéter son argument. « Ils ne pourront pas traverser, c’est exclu, brailla-t-il. Ils… »

« Pif ! Paf ! Boum ! Boum ! » les détonations couvrirent tout autre son.

L’homme maigre dit encore un ou deux mots puis renonça, secoua la tête pour souligner l’impossibilité pour un engin quelconque de franchir une tranchée comme celle qui se trouvait plus bas, et revint une fois de plus à son occupation.

Et, pendant tout ce temps, cette grande masse franchissait l’obstacle. Quand le correspondant tourna à nouveau ses jumelles dans sa direction, elle avait relié les deux bords de la tranchée, et ses pieds baroques s’agrippaient obstinément en grinçant à la pente opposée pour essayer d’y trouver prise. Elle y parvint et continua de ramper jusqu’au moment où l’essentiel de sa masse surplomba la tranchée…jusqu’au moment où elle l’eut entièrement franchie. Elle fit alors une courte halte, rabaissa un peu son tablier, lança un « tut, tut » alarmant et reprit brusquement sa progression, à une vitesse d’une dizaine de kilomètres à l’heure, le long de la pente douce, droit vers notre observateur. "

 

" The war correspondant grovelled tighter, but after a glance behind him at a painful little confusion, he résumed his Field-glass, for the thing was putting down its feet one after the other and hoisting itself farther and farther over the trench. Only a bullet in the head could stopped him looking just then.

The lean man with the strident voice ceased firing to turn and reiterate his point. « They can’t possibly cross, » he bawled. « They – »

« Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! »  drowned everything.

The lean man continued speaking for a word or so, then gave it up, shook his head to renforce the impossibility anything crossing a trench like the one below, and résumed business once more. "

H.G. Wells

 

06/08/2007

Les Cuirassés terrestres

b8ff7c98ce8456cf709c1db07c66d0e3.jpg« — Pif ! Paf ! Boum ! Bzz ! Comme dans un sursaut de peur, tous les fusils se déchargeaient spontanément. Le correspondant se retrouva en compagnie du dessinateur, seuls tous deux à ne rien faire, accroupis derrière une rangée de dos attentifs : ceux des soldats qui s’appliquaient à vider leurs chargeurs. Le monstre avait bougé. Il continuait d’avancer, indifférent à la grêle de plomb qui éclaboussait son cuir de nouvelles petites taches brillantes. Il fredonnait tout seul un petit refrain de machine, « teuf-teuf, teuf-teuf, teuf-teuf », et crachait de petits jets de vapeur. Il s’était ramassé sur lui-même comme une arapède sur le point de ramper ; et il avait relevé son tablier, révélant sur toute la longueur… des pieds ! Ceux-ci étaient mastocs et courts, d’une forme intermédiaire entre celle d’un bouton de porte et d’un bouton de vêtement : ils ressemblaient aux pieds plats et épais d’un éléphant ou à des pattes de chenilles ; après quoi, quand le tablier s’éleva plus haut, le correspondant de guerre, qui scrutait à nouveau l’engin à l’aide de ses jumelles, s’aperçut que tous ses pieds s’accrochaient en quelque sorte aux jantes des roues. Ses pensées revinrent en tourbillon à la rue Victoria dans le quartier de Westminster, et il se revit « en ce roucouleur temps de paix », en quête d’un sujet d’interview.

« M… M. Diplock, se rappela-t-il, et il appelait ça des Pédirails… Qui aurait cru en voir ici ! »

Le tireur près de lui souleva méditativement la tête et les épaules pour mieux viser – il semblait tellement naturel de supposer que l’attention du monstre devait être distraite par la présence de cette tranchée devant lui – et fut brusquement renversé en arrière par une balle qui lui perça le cou. Ses pieds jaillirent du sol et il disparut de la marge du champ de vision de l’observateur.

« Bang ! Bang ! Bang ! Whir-r-r-r ! » it was a sort of nervous jump, and all the rifles were going off by themselves. The war correspondant found himself and the artist, two idle men crouching behind a line of preoccupied backs, of industrious men discharging magazines. The monster had moved… »

H.G WELLS - The Land Ironclads (Les Cuirassés terrestres)

05/08/2007

Quand la fiction l'emporte sur la thèse

Quand un préfacier met son érudition au service de l’œuvre de Wells et effectue un travail de lecture et de recherche très approfondis, impossible alors d’esquiver les questions très actuelles et essentielles qu’elle pose. Dobrinsky propose une analyse du processus par lequel la fiction de Wells l’emporte sur sa thèse en matière de technicité scientifique.

Wells anticipe sur toutes les formes d’agression possibles … :

 

e44fa17f544e35ef6fc221d183043273.png« Les Cuirassés terrestres » mettent partiellement en fiction un chapitre de Wells paru deux ans plus tôt : « La Guerre au XXième siècle ». (In Anticipation of the Reaction of Mechanical and Scientific Progress upon Human Life and Thought, Prévisions quant à l’incidence du progrès technique et scientifique sur la vie et la pensée de l’homme, 1901). Influencé par un ouvrage français de Jean de Bloch, l’auteur y prédisait « le remplacement graduel de la cavalerie et du fantassin… par des machines…, une ample variétés de mécanismes ingénieux conçus pour surprendre et déconcerter l’ennemi grâce à des méthodes originales ». Sa conclusion majeure prônait un effort d’éducation technique, car « une nation doit développer et renforcer la formation de ses classes instruites et douées ou bien perdre à la guerre… » ( La Guerre de Jean de Bloch avait été partiellement traduite en anglais, en  1899, sous le titre Is War Now Impossible ? ).

Ce que la nouvelle décrit éloquemment, sous le regard surpris d’un journaliste au front - une espèce de Fabrice, témoin d’un Waterloo moderne -, c’est une attaque foudroyante de blindés, un blitzkrieg avant la lettre, qui bouscule en quelques heures une grande armée classique. Bien qu’endurcie, cette armée d’un pays anonyme est en retard d’un conflit au moins, dans sa pratique d’une guerre de positions et dans son postulat qu’une charge héroïque de cavalerie - sur le mode suicidaire de la guerre de Crimée - peut repousser une infanterie cycliste protégée par des tanks. Wells imagine, en outre, l’emploi par l’ennemi de fusils à lunette (d’un maniement encore bien compliqué) et, sous le nom-valise de « pédirails », il nous présente une version baroque mais prémonitoire des chenilles de chars d’assaut. Le paradoxe est que cette fiction de 1903, alors sensationnelle, reste en deçà de la réalité : même celle de la Première Guerre mondiale puisqu’elle n’arme les tanks que de fusils, fussent-ils perfectionnés, et les prive du support d’une aviation de combat. Malgré tout, la prévision d’une victoire de la technique n’est que trop juste et témoigne d’une vision en avance sur son temps.

Mais la réflexion de Wells, qui s’exprime tout au long du récit par la bouche du correspondant de guerre perspicace, porte aussi sur deux stades de civilisation générant deux types humains et deux systèmes sociaux contrastés. D’un côté, une culture rurale et aristocratique dont procède une race d’agriculteurs et de chasseurs, des hommes « de plein air », « robustes et basanés », mais frustes, respectueux d’une hiérarchie paternaliste traditionnelle, officiers-soldats, cavaliers-fantassins ; et eux-mêmes méprisants à l’endroit des noirs qu’ils emploient, à la manière des petits blancs sudistes d’Amérique du Nord. De l’autre, des citadins, moins vigoureux et moins bons cavaliers, mais plus évolués, plus intelligents, constituant une armée plus technicienne et, partant, plus démocratique. Pour des raisons biographiques évidentes, la sympathie médiatisée de l’auteur va plutôt aux représentants de la ville et d’une promotion sociale acquise par le biais d’une formation scientifique : tels le jeune capitaine et ses mécaniciens, qu’il nous présente à l’œuvre dans l’un des « cuirassés terrestres ». Alors que les porte-parole des officiers adverses (un jeune lieutenant arrogant ; une vieille baderne de colonel) pèchent par routine d’esprit, et que leurs soldats, mus par un chauvinisme sentimental, ne sont que des « lourdauds ». Mais l’imagination du nouvelliste nuance la pensée du théoricien. L’option technicienne qui le fascine peut aussi conduire à des abus. La capacité de tuer en pressant sur un bouton déshumanise l’homo technicus du combat moderne, l’assimile explicitement à un commis alignant froidement des morts comme on aligne des chiffres dans un livre de comptes. La conclusion secrètement autojustificative de l’intellectuel Wells n’est donc pas univoque. Les «  ingénieurs » de son récit ne manquent pas de virilité mais en se libérant de la sensiblerie, ils ont perdu de leur naturel et de leur chaleur humaine. Ce qui, peut-être, s’interpose à ce stade, c’est l’image que l’auteur a gardée de son père à cet égard envié : familier de la nature, sportif et, par une rencontre verbale significative, décrit plus tard par Wells autobiographe comme « un homme de plein air » ?

Ce n’est pas uniquement par cette tension imaginative que la fiction l’emporte sur la thèse. Le talent très visuel de l’auteur (qui illustrait souvent sa correspondance à l’aide de dessins) se trouve ici amplement mis à contribution : pour décrire l’agencement des machines qu’il conçoit ; pour évoquer des paysages en demi-jour ; et, surtout sous le regard de son observateur-acteur, pour représenter les scènes collectives ou individuelles de la bataille : échanges de tirs, repli éperdu, peur panique, extermination…L’on reconnaît ici l’auteur si efficace de la Guerre des Mondes, le metteur en scène cinématographique avant la lettre de scénarios catastrophe…

Dobrinsky