25/11/2011
Le Voyage de l'éléphant de José Saramago
Le Voyage de l’éléphant, un livre de José Saramago. Dom Jào trois, roi du Portugal et des Algarve et Dona Catarina d’Autriche, son épouse ont décidé de renouveler un cadeau de mariage, le cadeau initial offert il y a quatre ans au gendre de Charles Quint, Maximilien d’Autriche a soudainement paru au roi indigne de la lignée d’un tel personnage. Après quelques tergiversations, la reine en train de marmonner une prière trouve, dans une sorte de petite illumination, le présent idéal : Salomon. Un éléphant originaire de l‘Inde qui vit depuis deux ans à belèm. L’éléphant devra marcher pour arriver à destination au sein d’une caravane composée de chevaux, d’hommes, et de bœufs qui transporteront son fourrage et sa cuve d’eau. Personne en Europe ne connaissait les éléphants à cette époque aussi Salomon soulève-t-il l‘enthousiasme sur son passage. J’ai noté que l’auteur n’utilise aucun guillemets ni tirets pour introduire les dialogues. En général une majuscule après une virgule comme seul signal. Pas de majuscule aux prénoms et noms de ville dans ce livre. Dans l’extrait qui va suivre, le commandant de la caravane réquisitionne une paire de bœufs auprès de l’intendant d’un domaine.
« Le commandant inspira profondément, sauta plusieurs phrases qu’il avait alignées dans sa tête et passa directement à l’épilogue, J’ai besoin d’une paire de bœufs pour l’atteler à la charrette et j’ai pensé que je pourrais la trouver ici, Monsieur le comte n’est pas là, il est le seul à. Le commandant lui coupa la chique, On dirait que tu n’as pas entendu que je suis ici au nom du roi, ce n’est pas moi qui te demande de prêter une paire de bœufs pendant quelques jours, mais sa majesté le roi du Portugal, J’ai entendu messire, j’ai bien entendu, mais mon maître, N’est pas ici, je le sais, mais son intendant est ici et il connaît ses devoirs envers la patrie, La patrie, monsieur, Tu ne l’as jamais vue, demanda le commandant en se lançant dans une envolée lyrique, tu vois ces nuages qui ne savent pas où ils vont, eh bien ils sont la patrie, tu vois le soleil qui tantôt est présent, tantôt ne l’est pas, eh bien il est la patrie, tu vois cette rangée d’arbres où, culotte à la main, j’ai aperçu ton village ce matin, eh bien elle est la patrie, par conséquent tu ne peux ni refuser ni t’opposer à ma mission, Si votre seigneurie le dit, Je te donne ma parole d’officier de cavalerie, et maintenant assez bavardé, allons à la bouverie voir les bœufs que tu as là-dedans. L’intendant caressa sa moustache en bataille comme s’il la consultait et se décida enfin, la patrie au-dessus de tout, mais, craignant encore les conséquences de sa capitulation, il demanda à l’officier s’il lui laisserait une garantie, à quoi le commandant répondit, Je te laisserai un papier écrit de ma main dans lequel je certifierai que la paire de bœufs sera restituée par moi-même à son lieu d’origine dès que l’éléphant sera remis à l’archiduc d’Autriche, vous n’attendrez pas plus longtemps que le temps d’aller d’ici à Valladolid et de Valladolid à ici… »
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24/11/2011
Francis Ponge Le parti pris des choses
Ad Litem
Mal renseignés comme nous le sommes par leurs expressions sur le coefficient de joie ou de malheur qui affecte la vie des créatures du monde animé, qui, malgré sa volonté de parler d’elles, n’éprouverait au moment de le faire un serrement de cœur et de la gorge se traduisant par une lenteur et une prudence extrêmes de la démarche intellectuelle, ne mériterait aucunement qu’on le suive, ni, par suite, qu’on accepte sa leçon.
Alors qu’à peu près tous les êtres à rangs profonds qui nous entourent sont condamnés au silence, ce n’est pas comme il s’agit d’eux un flot profond de paroles qui convient ; une allure ivre ou ravie non plus, quand la moitié au moins enchaînée au sol par des racines est privée même des gestes, et ne peut attirer l’attention que par des poses, lentement, avec peine, et une fois pour toutes contractées.
Il semble d’ailleurs, a priori, qu’un ton funèbre et mélancolique ne doive pas mieux convenir, ou du moins ne faudrait-il pas qu’il soit l’effet d’une prévention systématique. Le scrupule ici doit venir du désir d’être juste envers un créateur possible, ou des raisons immanentes, dont on nous a dès l’enfance soigneusement avertis, et dont la religion, forte dans l’esprit de beaucoup de générations de penseurs respectables, est née du besoin de justifier l’apparent désordre de l’univers par l’affirmation d’un ordre ou la confiance en des desseins supérieurs, que le petit esprit de chacun serait incapable de discerner. Or, la faiblesse de notre esprit… il faut bien avouer que la chose est possible : nous en avons assez de signes manifestes au cours de notre lutte même avec nos moyens d’expression.
Et pourtant, bien que nous devions nous défier peut-être d’un penchant à dramatiser les choses, et à nous représenter la nature comme une enfer, certaines constatations dès l’abord peuvent bien justifier chez le spectateur une appréhension funeste.
Il semble qu’à considérer les êtres du point de vue où leur période d’existence peut être saisie tout entière d’un seul coup d’œil intellectuel, les événements les plus importants de cette existence, c’est-à-dire les circonstances de leur naissance et de leur mort, prouvent une propension fâcheuse de la Nature à assurer la subsistance de ses créatures aux dépens les unes des autres, — qui ne saurait avoir pour conséquence chez chacune d’entre elles que la douleur et les passions.
Je veux bien que du point de vue de chaque être sa naissance et sa mort soient des événements presque négligeables, du moins dont la considération est pratiquement négligée. J’accepte encore que pour toute mère enfanter dans la douleur soit une piètre punition, très rapidement oubliée.
Aussi n’est-ce pas de telles douleurs, ni celles qui sont dues à tels accidents ou maladies, qu’il serait juste de reprocher à la Nature, mais des douleurs autrement plus graves : celles que provoque chez toute créature le sentiment de sa non-justification, celles par exemple chez l’homme qui le conduisent au suicide, celles chez les végétaux qui les conduisent à leurs formes…
…Une apparence de calme, de sérénité, d‘équilibre dans l‘ensemble de la création, une perfection dans l‘organisation de chaque créature qui peut laisser supposer comme conséquence sa béatitude ; mais un désordre inouï dans la distribution sur la surface du globe des espèces et des essences, d’incessants sacrifices, une mutilation du possible, qui laissent aussi bien supposés ressentis les malheurs de la guerre et de l’anarchie : tout au premier abord dans la nature contribue à plonger l’observateur dans la perplexité.
Il faut être juste. Rien n’explique, sinon une mégalomanie de création, la profusion d’individus accomplis de même type dans chaque espèce. Rien n’explique chez chaque individu l’arrêt de la croissance : un équilibre ? Mais alors pourquoi peu à peu se défait-il ?
Et puis donc, aussi bien, qu’il est de nature de l’homme d’élever la voix au milieu de la foule des choses silencieuses, qu’il le fasse du moins parfois à leur propos…
1931 Francis Ponge
À propos de Luc Dietrich, un contemporain de Francis Ponge, cliquez sur ce lien : http://bouquinbourg.canalblog.com/archives/2011/05/12/211...
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19/11/2011
Un autre regard
Parlant politique chacun voit souvent et avant toute chose midi à sa porte, regarde les avantages qu’il peut avoir si un tel est au pouvoir, ou sous le règne d’un tel. Sous ou à l’époque d’un tel, « les gens pouvaient faire ceci ou cela alors que maintenant on n’ose même plus se rendre au marché, une bombe peut exploser à tout moment. » On ne peut en vouloir aux gens de penser d’abord à leur sécurité et d’oublier tels ou tels massacres décidés par leur dictateur à l’encontre d’autres groupes de la population, appartenant à une autre ethnie, ou une autre confession que la leur. Qui sommes nous pour les juger ? L’oubli est d’autant plus humain si la guerre qui s’en est suivie a accouché de massacres plus sanglants encore, qui semblent en outre ne jamais vouloir se terminer. Spectacle décidément très laid que celui de la guerre ouverte où l’obscénité règne à coup sûr, se délecte de scènes de lynchage diffusées à tout va.
Le spectacle de ce que j’appelle les « guerres blanches », celles des combats larvés où le sang ne coule pas mais où l’on sent rôder la mort psychique et à la longue physique n’est pas plus réjouissant. Ce seront peut-être les guerres de demain. Elles offrent aussi leur tableaux de désolation par la haine insidieuse que portent comme un masque les visages.
Le seul remède que je connaisse pour ne pas s’ensabler dans la paranoïa des visions négatives que se portent les ennemis est la réflexion. Celle-ci passe également par la poésie.
Dans le contexte difficile d’une lointaine époque j’ai lu Francis Ponge, dont les textes constituent pour moi un antidote au stress plutôt efficace. Certains écrits de cet auteur sont faits de sa propre concentration à décrire des choses à priori banales souvent mais qu’il rend singulières par petites touches, détail après détail ; il y en a d’autres qui à force d’observation, des événements cette fois, aboutissent à une réflexion plus dense :
«… Une apparence de calme, de sérénité, d’équilibre dans l’ensemble de la création, une perfection dans l’organisation de chaque créature qui peut laisser supposer comme conséquence sa béatitude ; mais un désordre inouï dans la distribution sur la surface du globe des espèces et des essences, d’incessants sacrifices, une mutilation du possible, qui laissent aussi bien supposer ressentis les malheurs de la guerre et de l’anarchie : tout au premier abord dans la nature contribue à plonger l’observateur dans une grave perplexité.
Il faut être juste. Rien n’explique, sinon une mégalomanie de création, la profusion d’individus accomplis de même type dans chaque espèce. Rien n’explique chez chaque individu l’arrêt de la croissance : un équilibre ? Mais alors pourquoi peu à peu se défait-il ?
Et puis donc, aussi bien, qu’il est de nature de l’homme d’élever la voix au milieu de la foule des choses silencieuses, qu’il le fasse du moins parfois à leur propos...»
Voilà qui fait positivement cogiter.
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