17/10/2011
Madame Trémoulot
Ludivine avait bien du mal à reconnaître la ville où elle avait habité pendant trois ans. Elle n’y avait plus remis les pieds depuis plus de vingt ans. Les trois tours jumelles étaient toujours aussi hautes mais semblaient plus écartées les unes des autres sous l’effet d’une sorte de dilation des pâtés de maisons, obèses à force de croissance. Si bien que sur le moment, elle n’aperçut pas la troisième tour, il lui fallut marcher l’espace d’une cinquantaine de mètres pour la voir enfin se profiler de toute sa hauteur sur fond de ciel bleu azur. « La mémoire nous joue de ces tours, j’aurais pourtant juré… toutes ces maisons n’y étaient pas avant ! » Elle se souvint du vieil homme qui s’était confié à elle incognito à l'époque, au hasard d’un banc public qui devait encore se trouver dans les parages. Il pleurait sur les étendues de champs de blé du temps de sa jeunesse, remplacés par tous ces immeubles et autres constructions hideuses. Ça ne s’était pas arrangé depuis. Ludivine opta pour le vieux centre-ville, on y avait préservé de l’abattage, de vieilles demeures centenaires, les retrouvailles seraient forcément moins vertigineuses.
Lorsqu’elle s’installa à la terrasse du café, elle reconnut aussitôt deux notables de la ville, des dentistes, l’un probablement à la retraite aujourd’hui, l’autre, son homologue féminine devait encore pratiquer son art, étant beaucoup plus jeune que lui. Son visage n’avait pas changé, grâce à quoi Ludivine avait pu remettre son interlocuteur, les deux travaillaient parfois de pair à l'époque. Les patients étaient habitués à être éventuellement invités à consulter l’un ou l’autre en cas de débordement de l’un d‘eux. Leur amitié était connue, et les personnes jouaient le jeu, bien qu'ils aient exercé dans des quartiers différents ; lui du côté des hauts immeubles et la jeune femme dans le vieux centre. Ludivine se demanda s’ils allaient reconnaître une ancienne patiente, mais les deux lui jetèrent un coup d’œil si indifférent avant de reprendre leur discussion animée qu'elle ne se fit plus d’illusion quant à l'indulgence du temps à son égard. Ce qui au demeurant présentait un avantage. Elle ne pourrait que mieux suivre leur étrange conversation.
« Je vous avais dit que les haricots donneraient un meilleur rendement que le blé ! Il y a une forte demande. Le blé c’est plus aléatoire, on l’écoule moins bien. Avec le haricot, on est dans la proximité, je vous l’avais dit. »
« Vous avez eu parfaitement raison Sandrine. Ce soir c’est moi qui régale. Venez avec Bertrand et les enfants, nous souperons ensemble. »
« Ce n’est pas raisonnable ! Aller sur le territoire des brise-fer après les événements. Ils pourraient prendre ça pour de la provoc. D’ailleurs vous-même devriez déménager au plus tôt Alain. Vous savez qu’il y a une chambre disponible à la maison. »
Ludivine sourit à la vue de leurs bottes en caoutchouc. Du reste d’autres personnes à cette terrasse et aux alentours étaient en tenue de travailleurs agricoles. Que ce passait-il donc dans cette ville ? À la faveur de son aspect méconnaissable Ludivine, mue par la curiosité les accosta et sans prendre la peine d’altérer sa voix leur proposa sa candidature pour la cueillette des haricots.
« Vous êtes des nôtres? »
Sandrine s’était crue obligée de prendre un ton abrupt pour poser la question. Cette tête de faux cul lui disait vaguement quelque chose, mais impossible de la remettre. Alain se sentit d’emblée ému, non pas que le physique banal de Ludivine lui fît de l’effet, mais sa voix singulière lui rappelait celle d’une disparue qu‘il n‘aurait jamais vraiment connue mais à qui peut-être, il devait néanmoins quelque chose. Il crut vaguement reconnaître une ancienne patiente. Le silence se prolongeait, Ludivine ne donnait pas le mot de passe et, un petit sourire coincé aux lèvres, les observait tour à tour, mi-perplexe, mi-amusée. Sandrine qui n’appréciait pas la désinvolture de cette femme, pas décidée à ficher le camp reprit du même ton :
« Bon alors, vous êtes des nôtres ou pas ? Vous ne savez pas que pour cueillir les haricots, il faut montrer patte blanche peut-être ? »
« Si c’était une infiltrée, elle le connaîtrait, elle ne serait pas venue sans. Assez de parano Sandrine, n’en rajoutons pas une couche veux-tu ? »
« Alors plus la peine de donner de mot de passe ! Et la cohérence dans tout ça ? »
« Les grands mots ma petite Sandrine ! »
Une antipathie palpable s’installa entre les femmes. Alain observait Ludivine à la dérobée. Le temps nous joue des tours assurément. Je connais cette personne. Elle a l’intention de travailler, c’est drôle, elle porte de beaux vêtements, quelques bijoux même, celle à qui je pensais n’aimait pas le travail à ce qu‘on disait.
« Vous ne vous êtes pas présentée Madame. » s’enquit Alain.
Ludivine mentit effrontément.
« Madame Trémoulot. Mon mari et moi vivions dans une certaine aisance, mais nous n’avons pas anticipé la faillite des banques, alors voilà. »
« Bon Sandrine, j’espère que vous avez oublié le mot de passe. Nous allons dépanner Madame. »
Texte repris ce matin, 17/10/2011
Ludivine prit place à leur table. Sandrine essayait de faire bonne figure, son ami se montrait maintenant affable. Elle se rassura intérieurement, c’est vrai qu’il n’y avait rien à craindre de ce genre de femme après tout. Probablement ménopausée, la libido assez pauvre sans doute. Elle devait avoir été jolie. Sa façon de les regarder et sa voix fêlée, son sourire aussi la gênaient encore vaguement, mais ces impressions brumeuses furent balayées par des préoccupations autrement plus prenantes.
« Vous êtes d’ici j’imagine. Vous êtes au courant pour les ascenseurs de la troisième tour? »
Ludivine opta cette fois pour la vérité.
« Eh bien en fait, j’étais venue dans la région pour trouver un boulot de comptable. Je ne m’attendais pas à entendre parler agriculture ici. »
Les deux amis gloussèrent avant de se reprendre très vite.
« C’est passionnant de vivre ici, vous verrez, on en oublierait presque le reste du monde. Mais c’est difficile aussi parfois, c’est même en train de devenir dangereux ces temps-ci. »
Alain suspendu aux lèvres de Sandrine ne répondit rien, et la laissa poursuivre :
« Les Brise-fer nous accusent de saboter les ascenseurs de la tour trois. Un comble ! »
« Qui sont-ils ? »
« Excusez-moi, je me laisse trop absorber par toute cette affaire. Les habitants de la tour trois sont appelés brise-fer par ceux de la ville parce qu’ils forment une bande à part disons, assez violente. Dès que quelque chose ne va pas pour eux, ils cassent du matériel chez les autres. Aujourd’hui, ils sont victimes à leur tour de casseurs et c’est nous qu’ils accusent. »
« Vous m’en avez trop dit Madame. Madame comment au fait ? »
« Carnet. »
Alain se présenta à son tour.
« Où avons-nous la tête ! Moi c’est Alain. Alain Doment. »
Ludivine opina du chef et laissa repartir la conversation.
« À peine à la retraite, Alain s’est mis en tête de faire de la politique. Tendance écolo. Dans la famille, nous le soutenons, dans le quartier pas mal de gens ont épousé sa cause. Monsieur Doment et moi faisons partie du conseil municipal. Il y a quelques années, a été décidé de procéder à une dépollution des friches industrielles, ensuite nous avons investi dans l’agriculture expérimentale. Entendez bio, pas OGM évidemment. Nous avions fait abattre pas mal de vieilles usines abandonnées auparavant. Ce que les Brise-fer ont mal vécu. Tout un symbole pour eux, leurs parents y travaillaient dans le temps, c’était devenu un lieu de rencontre, de trafic aussi. Bref, ils estiment que nous leur avons volé un peu de leur mémoire en investissant ces lieux. Dans l’envolée ils nous soupçonnent, nous, de saboter leurs ascenseurs pour les faire déguerpir de la ville. De vrais paranos vous savez ! »
08:19 | Lien permanent | Commentaires (0)
14/10/2011
Flammable
Dans Duel de Spielberg, deux conducteurs, l’un d’un camion - citerne très mastoc, l’autre d’une petite voiture rouge, perdent les pédales. Un jeu de domination qui tourne mal. Le premier enrage de s’être fait doubler par la petite voiture rouge sur laquelle il va finalement focaliser, le second, partagé entre le désir de fuir et celui de relever le défi, finit par avoir l’air d’être réduit à l’état d’insecte, pris dans les filets d’une machinerie diabolique. L’homme et son camion humanoïde font corps et pourraient symboliser une machine judiciaire en déroute, à la logique monstrueuse.
Ce genre d’explosion interne se produit de temps à autre sur les routes, dans les lycées, en politique et alimentent la rubrique des faits divers. C’est hélas presque banal. Quelqu’un se laisse envahir par une haine enfouie depuis longtemps, qui ressurgit d’un coup au déclic d’une petite flamme, celle de l’humiliation. Se faire doubler par une petite voiture rouge n’est rien, sauf quand on manque d’humour faute d‘être bien dans sa peau. Le camionneur s’enflamme donc, voit rouge, ne décolère plus et tombe dans la spirale communément appelée "retour du refoulé". J’aurais agi autrement à la place de la victime. Il me semble que j’aurais laissé tomber la voiture et fait du stop. Mais l’auteur du film donne le sentiment d’une Amérique paralysée par la paranoïa, qui ne porte plus secours aux "rôdeurs". Autrement dit, un homme qui fait du stop dans un désert de là-bas peut très bien y laisser sa peau. C’est une autre génération d’Américains, bien loin de celle de la Verte prairie. La modernité n’a pas que du bon, voyez-vous.
11:09 Publié dans Note | Lien permanent | Commentaires (0)
La nouvelle du jour
Laura marchait dans le centre ville et se souvint qu’elle avait besoin justement, d’une coupe de cheveux. Faire bonne impression était devenu le souci majeur de tout un chacun ; en ces temps difficiles, il fallait donner le change. L’animatrice de l'agence « emploi-exploit » lui revint à l'esprit, avec l'écho de ses phrases toutes faites, formulées de façon laconique « savoir se vendre » « se valoriser » « stratégie » « la réponse à donner ». Le côté marketing de ce genre de propos ne l’étonnait plus. A-t-il jamais été question d’être soi-même quand on est en recherche d'emploi. Elle avançait, le regard tourné vers elle-même, se rappela qu'au petit matin, alors qu’elle déambulait déjà dans les rues en quête d’un bistrot ouvert, elle avait deviné sous une casquette à rayures blanches, une ombre qui se confondait avec l'obscurité ; quand elle avait croisé l'homme, vêtu d’un blouson plus noir encore que sa peau, il lui avait semblé le voir émerger de la nuit. Il y avait comme un pied de nez au cynisme de la société de consommation dans le fantasme de l’invisibilité. En y repensant, elle le trouva sympathique. Madame “emploi-exploit”, en pur esprit, s'interposa aussitôt ; cette matrone influente la poursuivait décidément partout “Il ne faut pas rêver !” De toute façon Laura allait allier l'utile à l'agréable pour une fois, cette coupe de cheveux, elle en avait envie.
...
Lorsqu'elle poussa la porte du salon de coiffure, elle découvrit, surprise, que la femme qui se tenait derrière la caisse ressemblait à s'y méprendre à une célèbre journaliste.
Elles échangèrent un sourire, se saluèrent
-
"Ce serait pour une coupe courte, s'il vous plaît."
-
"Désolée, le salon est bondé. On ne pourra plus prendre de client aujourd'hui."
-
"Mince ! Je repasserai demain alors."
-
"Inutile. Donnez-moi plutôt votre numéro de téléphone. On vous rappellera."
Laura sortit, ne sachant que penser. Elle opta pour un autre salon. Avant d'entrer elle s'avisa de la présense d'une petite affiche où elle lut cet arrêté préfectoral :
À tous les demandeurs
Pour une coupe, s'inscrire au secrétariat. Un courrier d'admission vous sera envoyé.
10:59 Publié dans mes nouvelles en ligne | Lien permanent | Commentaires (0)