18/03/2011
Complément de la note précédente, introduisant l'extrait
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Extrait de Un mauvais rêve, de Georges Bernanos
J'ai lu auparavant Un crime, roman du même auteur, publié en 1935 : quatre femmes, dont l'une tue un prêtre qui, le lecteur doit le déduire de lui-même, se trouvait malencontreusement sur son chemin alors qu'elle se rendait à la maison de sa prochaine victime. Un mauvais rêve, publié lui en 1950, reprend le thème du crime avec un personnage ayant une forte ressemblance avec la criminelle du roman précédent. Bernanos avait éludé le déroulement des actes et des pensées conduisant au meurtre dans le premier roman, préférant montrer ses effets ; dans Un mauvais rêve, il explicite beaucoup plus une même dérive criminelle ; d'autres protagonistes évoluent dans un milieu différent autour de la potentielle tueuse, mais nous revenons sur le même site géographique au moment où elle s'apprête à passer à l'acte. L'extrait :
"A ce moment, dégrisée par la peur, l’absurdité de son entreprise, la certitude de l’échec lui apparurent de nouveau avec une telle force d’évidence qu’elle ferma les yeux comme sous un choc en pleine poitrine, étouffa un gémissement. Le désespoir seul avait pu l’amener jusque là — un désespoir dont elle n’avait jamais eu qu’à de rares minutes, une claire conscience — désespoir sans cause et sans objet précis, d’autant plus redoutable qu’il s’était lentement infiltré en elle, imprégnant ainsi qu’un autre poison plus subtil chaque fibre de sa chair, courant à travers ses veines avec son sang. Nulle parole n’eût pu l’exprimer, nulle image lui donner assez de réalité pour frapper son intelligence, tirer sa volonté de son engourdissement stupide. A peine se souvenait-elle de l’enchaînement des circonstances, liées entre elles par la logique délirante du rêve, qui l’avait entraînée jusque-là, et pour quel dessein elle y était venue. Le seul sentiment qui subsistât dans cette horrible défaillance de l’âme était cette sorte de curiosité professionnelle apprise à l’école du vieux Ganse. Comme à ces tournants d’un livre où l’auteur ne se sent plus maître des personnages qu’il a vu lentement se former sous ses yeux et reste simple spectateur d’un drame dont le sens vient de lui échapper tout à coup, elle eût volontiers tiré à pile ou face un dénouement, quel qu’il fût. L’angoisse qu’elle ne réussissait pas à dominer ne ressemblait d’ailleurs pas à celle de la crainte : c’était plutôt la hâte d’en finir coûte que coûte, une sorte d’impatience, si l’on peut donner ce nom à la fureur sombre, implacable, qui se fût aussi bien tournée en ce moment contre elle-même.
Ses mains tremblaient si fort qu’elle eut beaucoup de mal à soulever sa machine pour franchir le fossé peu profond qui sert de clôture au parc de Souville. Trompée par l’obscurité de la haute futaie, elle crut dissimuler assez la bicyclette en l’enfonçant de quelques pieds dans la broussaille, et commit encore l’imprudence de la laisser dressée contre le tronc d’un pin. Ne prenant même pas la peine d’éviter les pierres branlantes qu’elle entendait rouler bruyamment derrière elle sur la pente, elle atteignit l’allée principale où elle s’engagea aussitôt, sans autre souci que d’atteindre au plus vite la maison maintenant toute proche, absolument comme si elle eût été une visiteuse ordinaire. Et peut-être en ce moment était-elle cette visiteuse, en effet. Mais une rencontre inattendue allait décider de son destin.
Les mains étendues en avant pour éviter les branches basses qui secouaient sur ses épaules, au passage, une poussière d’eau, elle déboucha brusquement de la futaie, se dirigeant droit vers le perron, avec une sûreté de somnambule. Et déjà ses pieds s’enfonçaient jusqu’à la cheville dans l’herbe gluante de la pelouse, lorsqu’une voix la cloua sur place.
Comme par miracle, elle se retrouvait à la même heure, au même endroit d’où elle avait vu déjà, un soir de la dernière saison, descendre vers le village les deux ombres falotes qu’elle reconnut à l’instant — la silhouette ronde, un peu voûtée, de Mme Louise, l’autre plus menue encore, sautillante, de la bonne qui, à quelque distance en arrière, se hâtait pour rejoindre la première. Simone laissa tomber son sac, pressa des deux mains sa poitrine, y enfonça cruellement ses dix griffes, et ce fut peut-être la douleur aiguë de cette sauvage caresse qui préserva, en cet instant, sa raison. Une seconde encore — une interminable seconde — elle attendit, ainsi qu’au plus creux du songe, le sursaut précurseur du réveil. Mais le spectacle qu’elle avait sous les yeux ne ressemblait en rien, hélas ! aux capricieux paysages du songe. Le crépuscule même, avec ses dernières lueurs louches, ne lui enlevait rien de l’équilibre, de la stabilité du réel. En vain, les voix s’étaient tues, les deux silhouettes fondues dans la nuit, elle ne réussissait pas à douter de leur existence. Elle restait là, une main sur les lèvres, luttant contre une espèce de nausée, moins effrayée qu’écœurée par ce sinistre caprice du hasard.
Elle marcha lentement jusqu’au perron, poussa des doigts la porte qui, après avoir obéi un moment à la pression, parut heurter contre un obstacle, revint brutalement frapper contre le chambranle. Glissant sa main dans l’ouverture, elle s’aperçut qu’une chaîne attachait la poignée de cuivre à un simple crochet fixé au mur. Elle la détacha facilement et avec si peu de précautions que les lourds maillons d’acier retombèrent avec bruit contre le panneau sonore.
Les semelles glissaient sur le carreau du vestibule, et dans la tiédeur de cette maison toujours close où se retrouvait au cœur de l’extrême automne quelque chose de l’âcre odeur de l’été, elle frissonna, claqua des dents, s’aperçut qu’elle était trempée jusqu’aux os. Sa robe collait à ses jambes, à ses cuisses, et à chaque mouvement des épaules un filet glacé coulait le long de ses reins. A la clarté d’une ridicule petite lampe, coiffée d’un abat-jour rose et placée très haut sur une étagère, un miroir lui renvoya l’image d’une sorte de mendiante hagarde, avec ses mèches pendantes, ses yeux fous, et dans tout son corps, à peine visible dans l’ombre, elle ne savait quoi de féroce et de sournois, l’attitude ramassée d’un animal prêt à l’esquive, à la fuite ou au bond. L’image même du crime."
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17/03/2011
Un film de Oliveira
..."Hanté par la mort, traversé par les images abruptes, violentes, en contre-plongée, de paysans creusant la terre (et leur tombe) dans les vignes de la campagne portugaise, le film de Oliveira ne se départit pourtant jamais d'humour et de malice. Le cinéaste trace un pont entre passé et présent, ville et campagne, vie et mort, rêve et réalité, autant de pôles contraires qu'il fait dialoguer en les confrontant à l'immuabilité des choses, comme lors de cette curieuse séquence animalière, où oiseau, chat et chien recréent sous nos yeux l'ordre naturel de la chaîne alimentaire, en même temps qu'une drôle de fable minimaliste, au tempo comique parfait.
Intégral :
http://cinema.fluctuat.net/films/o-estranho-caso-de-angel...
Serein, l'œil en éveil (science du cadrage à son acmé), le sémillant maître de Porto scrute, lucide, le spectacle d'un monde déclinant (pollution, crise économique), livrant une méditation sur la mort avec la distance amusée d'un éternel amoureux de la vie."...
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