19/05/2008
Écrits politiques
Pour M. Fouquet
Élégie aux nymphes de Vaux
Remplissez l'air de cris en vos grottes profondes ;
Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l'Anqueuil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l'avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du Sort les faveurs incertaines,
Plein d'éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu'on ne doit qu'aux autels.
Hélas ! qu'il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voici le précipice où l'ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !
Dans les palais des rois cette plainte est commune,
On n'y connaît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appâts inconstants ;
Mais on ne les connaît que quand il n'est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs ;
Le plus sage s'endort sur la foi des Zéphyrs.
Jamais un favori ne borne sa carrière ;
Il ne regarde pas ce qu'il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter qu'après l'avoir détruit.
Tant d'exemples fameux que l'histoire en raconte
Ne suffisaient-ils pas, sans la perte d'Oronte ?
Ah ! si ce faux éclat n'eût point fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu'il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n'avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s'en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la Cour :
Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l'ombre, et du silence,
Un tranquille sommeil, d'innocents entretiens ;
Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.
Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appâts,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C'est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu'il contemple la vie :
Dès qu'il put se venger il en perdit l'envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son coeur.
Oronte est à présent un objet de clémence ;
S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux ;
Et c'est être innocent que d'être malheureux.
Jean de Lafontaine
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18/05/2008
On emmène Mitia
Lorsque le procès verbal fut signé, Nicolas Parfenovitch s’adressa solennellement à l’accusé et lui donna lecture de « L’ordonnance » disposant qu’en telle année et tel jour, à tel endroit, le juge d’instruction de la cour d’assises de tel arrondissement, ayant interrogé un tel (c’est-à-dire Mitia), accusé de telle ou telle chose (tous les chefs d’accusation étaient soigneusement spécifiés), et attendu que le prévenu ne se reconnaissant pas coupable de crimes retenus contre lui, n’avait rien présenté pour sa défense, que cependant les témoins (telles personnes) et les circonstances (telles et telles) le confondaient pleinement, vu tels articles du Code pénal, etc., ordonne, afin de priver un tel (Mitia) des moyens de se soustraire à l’instruction et au jugement, de l’écrouer dans telle maison de force, en le portant à la connaissance du prévenu, une copie de la présente ordonnance étant communiquée au substitut, etc., etc. Bref, on annonça à Mitia qu’à partir de cet instant il était en état d’arrestation et qu’on allait le ramener en ville, où il serait enfermé en un lieu très déplaisant. Mitia, ayant écouté attentivement, se contenta de hausser les épaules.
— Que voulez-vous, messieurs, je ne vous blâme pas, je suis prêt… Je comprends qu’il ne vous reste rien d’autre à faire.
Nicolas Parfenovitch lui expliqua avec douceur qu’il allait être emmené par le commissaire de la police rurale Mavriki Mavrikievitch, qui se trouvait justement sur place.
— Attendez, interrompit soudain Mitia, et avec un élan irrésistible il prononça en s’adressant à toutes les personnes présentes dans la pièce : messieurs, nous sommes tous cruels, tous dénaturés, tous nous faisons pleurer les autres, les mères et les bébés au sein, mais de tous - que cela soit donc établi maintenant - de tous, je suis la plus immonde vermine ! Soit ! Chaque jour de ma vie, en me frappant la poitrine, je promettais de m’amender, et chaque jour je commettais les mêmes vilenies. Je comprends maintenant qu’à des gens comme moi il faut un coup, un coup du sort, pour les prendre comme au lasso et les mater par une force extérieure. Jamais, jamais je ne me serais relevé tout seul ! Mais le tonnerre a éclaté. J’accepte le supplice de l’accusation et de mon déshonneur public, je veux souffrir et je me purifierai par la souffrance ! Je me purifierai peut-être, n’est-ce pas messieurs ? Mais entendez-le cependant pour la deuxième fois : je suis innocent de la mort de mon père ! J’accepte le châtiment, non pas pour l’avoir tué mais pour avoir voulu le tuer, et peut-être l’aurais-je vraiment tué… Mais tout de même j’ai l’intention de lutter contre vous, et cela je vous l’annonce. Je lutterai jusqu’au bout, ensuite c’est Dieu qui nous départagera. Adieu, messieurs, ne m’en veuillez pas d’avoir crié contre vous au cours de l’interrogatoire, oh, j’étais encore si stupide alors… Dans un instant je serai un détenu et maintenant, pour la dernière fois, en homme encore libre, Dmitri Karamazov vous tend la main. En vous disant adieu, je dirai adieu aux hommes !…
Sa voix se mit à trembler et il tendit en effet la main, mais Nicolas Parfenovitch qui, de tous, se trouvait le plus près de lui, cacha soudain ses mains derrière son dos d’un geste presque convulsif. Mitia s’en aperçut au même instant et tressaillit. Il laissa aussitôt retomber sa main tendue.
— L’instruction n’est pas encore terminée, balbutia Nicolas Parfenovitch légèrement confus, nous la poursuivrons en ville et, pour ma part, je suis certes prêt à vous souhaiter toute la chance possible… pour votre mise hors de cause… Personnellement, je suis toujours enclin à vous considérer comme un homme pour ainsi dire plus malheureux que coupable… tous ici, si seulement j’ose m’exprimer au nom de tous, nous sommes prêts à vous reconnaître pour un jeune homme noble quant au fond mais, hélas ! Entraîné par certaines passions à un degré quelque peu excessif…
La petite silhouette de Nicolas Parfenovitch exprima à la fin de son discours la plus entière dignité. Un instant, la pensée traversa le cerveau de Mitia que ce « gamin » allait le prendre sous le bras, l’emmener à l’écart et reprendre avec lui leur récente conversation sur les « petites filles ». Mais quelles pensées, tout à fait étrangères à la situation et saugrenues, ne viennent-elles pas, parfois même au criminel qu’on conduit au supplice ?
— Messieurs, vous êtes bons, vous êtes humains, puis-je la voir, lui dire un dernier adieu ? Demanda Mitia.
— Sans doute, mais vu que… en un mot, ce n’est plus possible hors de la présence…
— Soit, soyez présents !
On amena Grouchenka, mais les adieux furent brefs, avares de paroles et ne satisfirent pas Nicolas Parfenovitch. Grouchenka fit à Mitia un profond salut.
— Je t’ai dit que je suis à toi, et je le serai, je te suivrai pour toujours, où qu’on t’envoie. Adieu, toi qui t’es perdu sans être coupable !
Ses lèvres frémirent, des larmes jaillirent de ses yeux.
— Pardonne-moi mon amour, Groucha, et aussi d’avoir causé ta perte par mon amour !
Mitia voulait dire autre chose encore, mais brusquement il coupa court lui-même et sortit. Il fut aussitôt entouré de gens qui ne le quittaient pas des yeux. En bas du perron devant lequel, la veille, il s’était arrêté avec un tel éclat dans la troïka d’André, attendaient déjà deux voitures toutes prêtes. Mavriki Mavrikievitch, trapu et corpulent, à la figure bouffie, était irrité par quelque chose, par un désordre imprévu, il s’emportait et criait. Ce fut avec une rudesse quelque peu excessive qu’il invita Mitia à monter dans la charrette. « Naguère, quand je lui offrais à boire au cabaret, il avait une tout autre tête », pensa Mitia en montant. Trifon Borissitch avait aussi descendu le perron. À la porte cochère se pressait du monde, des paysans, des femmes, des cochers, tous les yeux étaient fixés sur Mitia.
— Adieu, bonnes gens ! cria subitement Mitia de la voiture.
— Adieu, firent deux ou trois voix.
— Adieu toi aussi, Trifon Borissitch !
Mais Trifon Borissitch ne tourna même pas la tête, peut-être était-il bien trop occupé. Lui aussi criait et s’agitait, on ne savait pourquoi. Dans la deuxième voiture, dans laquelle deux gardes devaient accompagner Mavriki Mavrikievitch, tout n’était pas encore en ordre. Le paysan désigné pour cette deuxième troïka enfilait sa houppelande et soutenait ferme que ce n’était pas à lui de partir, mais à Akim. Mais Akim n’était pas là ; on était parti le chercher : le paysan insistait et suppliait qu’on l’attendît.
— Nos gens, Mavriki Mavrikievitch, ne savent pas ce que c’est la conscience ! S’exclammait Trifon Borissitch. Akim t’a donné avant-hier une pièce de vingt-cinq kopecks, tu les a bus, et maintenant tu brailles. Je m’étonne seulement de votre bonté avec nos sales gens, Mavriki Mavrikievitch, je ne vous dis que ça !
— Mais qu’avons-nous besoin d’une deuxième troïka ? intervint Mitia, partons dans une seule, Mavriki Mavrikievitch, je ne me rebellerai tout de même pas, je ne me sauverai pas, à quoi bon une escorte ?
— Veuillez, monsieur, apprendre à me parler si vous ne le savez pas encore, veuillez ne pas me tutoyer et gardez vos conseils pour une autre occasion… coupa soudain férocement Mavriki Mavrikievitch, comme heureux de passer sa colère.
Mitia se tut. Il était tout rouge. Au bout d’un instant, il eut soudain très froid. La pluie avait cessé, mais le ciel brumeux était tout enveloppé de nuages, un vent coupant soufflait en pleine figure. « Aurais-je la fièvre ? » pensa Mitia avec un geste frileux des épaules. Enfin Mavriki Mavrikievitch monta à son tour dans la voiture, s’assit pesamment, s’étala et feignant de ne pas s’en apercevoir, refoula fortement Mitia. Il est vrai qu’il était de mauvaise humeur et que la mission dont on l’avait chargé lui déplaisait fort.
— Adieu, Trifon Borissitch ! cria de nouveau Mitia, et il sentit lui-même que ce n’était pas cette fois par bonhomie qu’il criait mais de colère, malgré lui. Mais Trifon Borissitch se tenait dans une attitude fière, les mains au dos, les yeux fixés droit sur Mitia, il le regardait d’un air sévère et courroucé et ne lui répondit rien.
— Adieu Dmitri Fédorovitch, adieu ! fit soudain la voix de Kalganov, surgi à l’improviste de quelque part. Accourant vers la troïka, il lui tendit la main. Il était nu-tête. Mitia eut encore le temps de saisir sa main et de la serrer.
— Adieu, cher garçon, je n’oublierai pas ta générosité ! s’exclama-t-il avec chaleur. Mais la voiture s’ébranla et leurs mains se séparèrent. La clochette se mit à tinter : on avait emmené Mitia.
Kalganov courut dans le vestibule, s’assit dans un coin, baissa la tête et, se couvrant le visage de ses mains, se mit à pleurer ; Longtemps il resta ainsi, il pleurait comme s’il était encore un petit garçon et non pas un jeune homme de vingt ans. Oh, il était presque convaincu de la culpabilité de Mitia. « Qu’est-ce donc que les gens, que peut-on après cela attendre de l’humanité ! » s’exclammait-il avec incohérence dans un découragement amer, presque désespéré. Il n’avait même plus envie de vivre en cet instant. « Cela vaut-il la peine, cela vaut-il la peine ? » s’écriait le jeune homme affligé.
Dostoïevski
Les Frères Karamazov Classique de Poche P.584 à 587
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