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21/12/2019

Arkady commanda deux cappuccinos ♣♣♣ L'euthanasie qu'on nous prépare ou le prisonnier Lambert

 Arkady commanda deux cappuccinos au bar. Nous nous installâmes à une table près de la fenêtre et il se mit à parler.

 

 J'étais ébloui par la rapidité de son esprit, mais parfois j'avais l'impression qu'il tenait des propos de tribun que j'avais déjà entendus en grande partie.

 

Les aborigènes avaient une philosophie fondée sur la terre. C'est la terre qui donnait vie à l'homme, qui lui fournissait sa nourriture, sa langue et son intelligence ; et c'est elle qui le reprenait lorsqu'il mourait. Le "pays" de tout homme, même s'il ne s'agissait que d'un lopin vide, couvert de spinifex, l'herbe-porc-épic, était une icône sacrée à laquelle aucune blessure ne devait être infligée.

 

"Aucune blessure, vous voulez dire, faite par des routes, des mines ou des voies ferrées ?

 

 — Blesser la terre, répondit-il avec conviction, c'est se blesser soi-même, et si d'autres blessent la terre, c'est vous même qu'ils atteignent. Le pays doit rester vierge, comme il était au Temps du Rêve, à l'époque où les ancêtres amenèrent le monde à l'existence en le chantant.

 

— Rilke, dis-je, eut une intuition semblable. Lui aussi disait que le chant est existence.

 

— Je sais, dit Arkady, le menton appuyé sur ses mains, "Troisième sonnet à Orphée".

 

Les aborigènes, poursuivit-il, parcouraient la terre d'un pas léger ; et moins ils lui prenaient, moins ils avaient à donner en retour.  Il n'ont jamais compris pourquoi les missionnaires interdisaient leurs sacrifices innocents. Ils ne tuaient aucune victime, animal ou homme. Au contraire, lorsqu'ils voulaient remercier la terre de ses bienfaits, ils se fendaient simplement une veine de leur avant-bras et laissaient leur sang éclabousser le sol.

 

"Ce n'était pas un tribut bien lourd à supporter, dit-il. Les guerres du XXè siècle sont le prix que nous avons dû payer pour avoir effectué des prélèvements excessifs.

 

— Je vois, approuvai-je dubitativement, mais pourrions nous revenir aux itinéraires chantés ?"

 

J'étais venu en Australie pour tenter d'apprendre par moi-même, et non à partir des livres d'autres hommes, ce qu'était une piste chantée et comment elle fonctionnait. Il allait de soi que je ne pourrais pas aller véritablement au fond des choses ; cela d'ailleurs n'entrait pas dans mes intentions. J'avais demandé à une amie d'Adélaïde si elle connaissait un spécialiste de la question. Elle m'avait donné le nom d'Arkady.

 

[...]

"C'est un beau carnet, dit-il.

 

— Je l'ai acheté à Paris, dis-je. Mais maintenant on en a arrêté la fabrication.

 

— Paris ?" répéta-t-il en levant les sourcils comme s'il n'avait jamais rien entendu d'aussi prétentieux.

 

Puis il cligna des yeux et poursuivit.

 

Si on veut s'efforcer de saisir le concept de Temps du Rêve, dit-il, il faut y voir l'équivalent aborigène des deux premiers chapitres de la Génèse... avec une différence notable.

 

Dans la Genèse, Dieu a d'abord créé les "choses vivantes" et, ensuite, a façonné dans l'argile notre père Adam. Ici en Australie, les ancêtres se sont eux-mêmes créés à partir de l'argile, par centaines et par milliers, un pour chaque espèce totémique.

 

"Ainsi quand un aborigène vous dit : "J'ai un rêve Wallaby" il veut dire : "Mon totem est le Wallaby. Je suis membre du clan Wallaby."

 

— Un rêve est donc un emblème clanique ? Un insigne pour distinguer "nous" de "eux" ? "Notre pays" de "leur pays" ?

 

— C'est beaucoup plus que cela", dit-il.

 

Chaque homme Wallaby croyait qu'il était issu d'un père universel Wallaby, lui-même ancêtre de tous les autres hommes Wallaby et de tous les wallabies vivants. Les Wallabies étaient donc ses frères. En tuer un pour se nourrir relevait à la fois du fratricide et du cannibalisme.

 

"Cependant, insistai-je, l'homme n'était pas plus Wallaby que les Britanniques sont des lions, les Russes des ours ou les Américains des aigles ?

 

— Toutes les espèces, dit-il, peuvent être un rêve. Un virus peut être un rêve. On peut avoir un rêve varicelle, un rêve pluie, un rêve orange-du-désert, un rêve pou. Dans les monts Kimberley, ils ont maintenant un rêve argent.

 

— Et les Gallois ont les poireaux, les Ecossais les chardons et Daphné a été changée en laurier.

 

— Toujours la même histoire, commenta-t-il.

 

Il continua en m'expliquant comment, lors de sa traversée du pays, chaque ancêtre avait laissé dans son sillage une suite de mots et de notes de musique et comment ces pistes de rêve formaient dans tout le pays des "voies" de communication entre les tribus les plus éloignées.

 

"Un chant, dit-il, était à la fois une carte et un topo-guide. Pour peu que vous connaissiez le chant, vous pouviez toujours vous repérer sur le terrain.

 

— Et est-ce qu'un homme parti en walkabout suivait toujours ces itinéraires chantés ?

 

— Jadis, oui, approuva-t-il. De nos jours, ils voyagent en train ou en voiture.

 

— Et qu'arriverait-il si un homme déviait de sa route ?

 

— Il se retrouvait en territoire interdit et pouvait très bien être tué à coups de flèches pour cela.

 

— Mais tant qu'il restait sur sa piste, il trouvait toujours des gens qui partageaient le même rêve ? Qui étaient, en fait, des frères ?

 

— Oui.

 

— Et qui lui devaient l'hospitalité ?

 

— Et vice versa.

 

— Ainsi le chant est une sorte de passeport et de ticket-repas ?

 

— De nouveau, c'est un peu plus compliqué."

 

En théorie du moins, la totalité de l'Australie pouvait être lue comme une partition musicale. Il n'y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays qui ne pouvait être chantée. On devrait peut-être se représenter les songlines sous la forme d'un plat de spaghetti composé de plusieurs Iliades et de plusieurs Odyssées, entremêlées en tous sens, dans lequel chaque "épisode" pouvait recevoir une interprétation d'ordre géologique.

 

"Par "épisode", demandai-je, vous entendez "site sacré" ?

 

— Exact.

 

— C'est le genre de site dont vous faites le relevé pour la ligne de chemin de fer ?

 

— Si vous voulez, dit-il. Dans la brousse, à quelque endroit que vous soyez, vous pouvez indiquer n'importe quel point caractéristique du paysage et demander à l'aborigène qui vous accompagne : "Quelle est l'histoire de cet endroit ?" ou "Qui est-ce ?" Immanquablement, vous vous entendrez répondre : "Kangourou" ou "Perruche" ou "Lézard", selon l'ancêtre qui est passé par là.

 

— Et la distance qui sépare deux de ces sites peut être considérée comme le passage d'un chant ? (NP "chant" et non pas "champ")

 

— C'est précisément, dit Arkady, la raison de tous mes ennuis avec les gens de la compagnie ferroviaire."

 

C'était une chose de convaincre un topographe qu'un amas rocheux était les œufs du Serpent Arc-en-Ciel ou qu'un gros bloc de grès rougeâtre était  le foie d'un kangourou transpercé d'une flèche. Il en allait autrement quand il fallait le persuader qu'une bande de gravier sans traits distinctifs était l'équivalent musical  de l'Opus 111 de Beethoven.

 

En amenant le monde à l'existence par le chant, dit-il, les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel du mot poiesis, la "création" . Aucun aborigène ne pouvait concevoir que le monde créé pût être imparfait. Sa vie religieuse tendait vers un but unique : conserver la terre comme elle était et comme elle devait être. Celui qui partait pour un walkabout accomplissait un voyage rituel. Il marchait dans les pas de son ancêtre. Il chantait les strophes de l'ancêtre sans changer un mot ni une note — et ainsi recréait la création.

 

"Parfois, dit Arkady, j'emmène mes "anciens" dans le désert et, arrivés sur une rangée de dunes, ils se mettent soudain à chanter. Je leur demande : "Qu'est-ce que vous chantez, vous autres ?" et ils me répondent :"On chante le pys, patron. ça le fait venir plus vite."

 

Les aborigènes ne pouvaient pas croire que le pays existait avant qu'ils ne l'aient vu et chanté — exactement comme au Temps du Rêve, le pays n'avait pas existé  tant que les ancêtres ne l'avaient pas chanté.

 

"Ainsi donc, dis-je, la terre doit d'abord exister sous la forme d'un concept ? Puis elle doit être chantée ? Ce n'est qu'après cela que l'on peut dire qu'elle existe ?

 

— C'est cela.

 

— En d'autres mots, "exister" c'est "être perçu" ?

 

— Oui.

 

— Cela ressemble fort à la réfutation de la matière de l'évêque Berkeley.

 

— Ou bien, répliqua Arkady, au bouddhisme du pur esprit qui considère aussi le monde comme une illusion.

 

— Alors je suppose que ces 500 km d'acier, en coupant en 2 d'innombrables chants (NP: "chant" et non pas "champ", dans le texte) vont bouleverser l'équilibre mental de vos "anciens" ?

 

— Oui et non, dit-il. Ils sont très résistants, émotionnellement, et très pragmatiques. En outre, ils ont vu des choses bien pires qu'un chemin de fer."

 

Les aborigènes croyaient que toutes les "choses vivantes" avaient été faites en secret sous la croûte terrestre, comme tout le matériel de l'homme blanc — ses avions, ses fusils, ses Toyota — et toutes les inventions à venir qui dormaient sous la surface du sol en attendant d'être appelées à leur tour.

 

"Peut-être, pourraient-ils, suggérai-je chanter le chemin de fer pour le faire revenir dans le monde créé par Dieu ? 

 

— Et comment ! dit Arkady.

 

de la page 20 à 23 Le Chant des Pistes

 

je lis page 18 :

 

Ô Route publique...

Tu parles mieux que je ne sais parler

Tu seras plus pour moi que mon poème.  

Walt Whitman 

 

Lu dans le livre intitulé Le chant des pistes, de Bruce Chatwin, chez Grasset

 

 

Daphné changée en laurier:

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Daphn%C3%A9_(nymphe)

 

 

Ami. C'est un vivant de chez vivant, il a donc forcément une prose vivante :

 

http://miiraslimake.hautetfort.com/

 

 

 

11:43 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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