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04/10/2014

Raison : nouvelle héroïne du pays des fées

"Il y avait autrefois un Roi qui aimait son Peuple... Cela commence comme un conte de Fée, interrompit le Druide ? C'en est un aussi, répondit Jalamir. Il y avait donc un Roi qui aimait son Peuple et qui, par conséquent, en était adoré. Il avait fait tous ses efforts pour trouver des Ministres aussi bien intentionnés que lui; mais ayant enfin reconnu la folie d'une pareille recherche, il avait pris le parti de faire par lui-même toutes les choses qu'il pouvait dérober à leur malfaisante activité. Comme il était fort entêté du bizarre projet de rendre ses sujets heureux, il agissait en conséquence et une conduite si singulière  lui donnait parmi les Grands un ridicule ineffaçable. Le peuple le bénissait, mais à la Cour il passait pour un fou. A cela près, il ne manquait pas de mérite; aussi s'appelait-il Phénix.


            Si ce Prince était extraordinaire, il avait une femme qui l'était moins. Vive, étourdie, capricieuse, folle par la tête, sage par le Coeur, bonne par tempérament, méchante par caprice; voilà quatre mots le portrait de la Reine. Fantasque était son nom. Nom célèbre, qu'elle avait reçu de ses ancêtres en ligne féminine et dont elle soutenait dignement l'honneur. Cette Personne si illustre et si raisonnable était le charme et le supplice de son cher Epoux, car elle l'aimait aussi fort sincèrement, peut-être à cause de la facilité qu'elle avait à le tourmenter. Malgré l'amour réciproque qui régnait entre eux, ils passèrent plusieurs années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur union. Le Roi en était pénétré de chagrin,  et la Reine s'en mettait dans des impatiences dont ce bon Prince ne se ressentait pas tout seul: Elle s'en prenait à tout le monde de ce qu'elle n'avait point d'enfants; il n'y avait pas un courtisan à qui elle ne demandât étourdiment quelque secret pour en avoir et qu'elle ne rendît responsable du mauvais succès.


            Les médecins ne furent point oubliés; car la Reine avait pour eux une docilité peu commune, et ils n'ordonnaient pas une drogue qu'elle ne fît préparer très soigneusement pour avoir le plaisir de la leur jeter au nez à l'instant qu'il fallait la prendre. Les Derviches eurent leur tour; il fallut recourir aux neuvaines, aux voeux, surtout aux offrandes; et malheur aux desservants des Temples où Sa Majesté allait en pèlerinage; elle fourrageait tout, et sous prétexte d'aller respirer un air prolifique, elle ne manquait jamais de mettre sens dessus dessous les cellules des Moines. Elle portait aussi leurs Reliques et s'affublait alternativement de tous leurs différents équipages: Tantôt  c'était un cordon blanc, tantôt une ceinture de cuir [,] tantôt un capuchon, tantôt un scapulaire; il n'y avait sorte de mascarade monastique dont sa dévotion ne s'avisât; et comme elle avait un petit air éveillé qui la rendait charmante sous tous ses déguisements, elle n'en quittait aucun sans avoir eu soin de s'y faire peindre.


            Enfin à force de dévotions si bien faites à forces de médecines si sagement employées, le Ciel et la terre exaucèrent les vœux de la Reine; elle devint grosse au moment qu'on commençait à en désespérer. Je laisse à deviner la joie du Roi et celle du Peuple: pour la sienne, elle alla, comme toutes ses passions jusqu'à l'extravagance: dans ses transports elle cassait et brisait tout: elle embrassait indifféremment tous ce qu'elle rencontrait [,] hommes, femmes, Courtisans, valets; c'était risquer de se faire étouffer que se trouver sur son passage. Elle ne connaissait point, disait-elle, de ravissement pareil à celui d'avoir un enfant à qui elle pût donner le fouet tout à son aise dans ses moments de mauvaise humeur.

Comme la grossesse de la Reine avait été longtemps inutilement attendue, elle passait pour un de ces événements  extraordinaires dont tout le monde veut avoir l'honneur. Les médecins l'attribuaient à leurs drogues, les moines à leurs reliques, le Peuple à ses prières, et le Roi à son amour. Chacun s'intéressait à l'Enfant qui devait naître comme si c'eût été le sien, et tous faisaient des vœux  sincères pour l'heureuse naissance du Prince; car on en voulait un et le Peuple, les Grands et le Roi réunissaient leurs désirs sur ce point. La Reine trouva fort mauvais qu'on s'avisât de lui prescrire de qui elle devait accoucher, et déclara qu'elle prétendait avoir une fille, ajoutant qu'il lui paraissait assez singulier que quelqu'un osât lui disputer le droit de disposer d'un bien qui n'appartenait incontestablement qu'à elle seule.


            Phénix voulut en vain lui faire entendre raison; elle lui dit nettement que ce n'étaient point là ses affaires, et s'enferma dans son cabinet pour bouder; occupation chérie à laquelle elle employait régulièrement au moins six mois de l'année. Je dis Six mois, non de suite; c'eût été autant de repos pour son mari, mais pris dans des intervalles propres à le chagriner.

Le Roi comprenait fort bien que les caprices de la mère ne détermineraient pas le sexe de l'enfant; mais il était au désespoir qu'elle donnât ainsi ses travers en spectacle à toute la Cour. Il eût sacrifié tout au monde pour que l'estime universelle eût justifié l'amour qu'il avait pour elle et le bruit qu'il fit mal à propos en cette occasion ne fut pas la seule folie que lui eût fait faire le ridicule espoir de rendre sa femme raisonnable.


            Ne sachant plus à quel saint se vouer, il eut recours à la Fée Discrète son amie et la Protectrice de son Royaume. La Fée lui conseilla de prendre les voies de la douceur c'est-à-dire de demander excuse à la Reine. Le seul but, lui dit-elle, de toutes les fantaisies des femmes est de désorienter un peu la morgue masculine et d'accoutumer les hommes à l'obéissance qui leur convient. Le meilleur moyen que vous ayez de guérir les extravagances de votre femme est d'extravaguer avec elle. Dès le moment que vous cesserez de contrarier ses caprices, assurez-vous qu'elle cessera d'en avoir et qu'elle n'attend pour devenir sage que de vous avoir rendu bien complètement fou. Faites donc les choses de bonne grâce et Tâchez de céder en cette occasion pour obtenir tout ce que vous voudrez dans une autre. Le Roi crut la fée et pour se conformer à son avis au cercle de la Reine il la prit à part, lui dit tout bas qu'il était fâché d'avoir contesté contre elle mal à propos, et qu'il tâcherait de la dédommager à l'avenir par sa complaisance de l'humeur qu'il pouvait avoir mise dans ses discours, en disputant impoliment contre elle."

 

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15:04 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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