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19/02/2014

"Névropathe, anxieux, fugueur, et quoi encore ?"

Un extrait du roman Un mauvais rêve, de Bernanos. Où Ganse, l'écrivain à bout, parle de ses angoisses à son ami et lecteur, le docteur  Lipotte :

 

"Depuis un moment, Ganse n'opposait plus à son subtil bourreau qu'un visage défiguré par la rage et par la peur.

 

— Névropathe, anxieux, fugueur, et quoi encore ? Ils se détruiront l'un par l'autre ? A moins qu'ils ne me détruisent d'abord ! Je suis dans une maison de fous, gémit-il.

 

— Ne dîtes donc pas de bêtises, fit Lipotte en haussant les épaules. Est-ce qu'un peintre de la société contemporaine devrait parler ainsi ? Allons donc ! Jadis les religions recueillaient la plupart de ces types, c'est une justice à leur rendre. Sous l'uniforme on ne les reconnaissait plus. Astreints à une même discipline et à des exercices évidemment empiriques, mais assez ingénieux, ma foi, ils harassaient leurs confesseurs pour la plus grande tranquillité des normaux, qui sont, après tout, l'exception. Aujourd'hui le médecin est débordé, laissez-lui le temps de faire face à une tâche colossale, que diable ! Saperlipopette ! Vous vous payez des abattoirs d'hommes — dix millions de pièces débitées en trois ans — des révolutions presque aussi coûteuses, sans parler d'autres divertissements, et vous voudriez en même temps fermer les églises et les prisons... Une maison de fous ! Et après ? Cher ami, des livres comme les vôtres ont, aux yeux du modeste observateur que je suis, une immense portée sociale. En attendant que nous soyons, nous autres médecins, en état d'assurer un service indispensable, la récupération des errants, des réfractaires, votre œuvre leur ouvre un monde imaginaire où leurs instincts trouvent une apparence de satisfaction qui achève de les détourner de l'acte. Parfaitement ! vous déchargez des subconscients qui sans vous, et si faible que soit leur potentiel efficace, finiraient par exploser, au plus grand dommage de tous. Tenez, la comtesse par exemple... Dieu sait ce dont une telle femme eût été capable ! Mais la voilà maintenant, grâce à vous, hors d'état de nuire à qui que ce soit, sinon à elle-même peut-être, et encore ! Je le disais l'autre jour à François Mauriac : les doigts de Thérèse Desqueyroux ont délié plus d'une main déjà serrée autour de la fiole fatale...

 

Il répéta deux fois la phrase avec une satisfaction visible.

 

— Vous croyez ? dit Ganse. C'est que je me méfie de Simone... Tout à l'heure encore elle a prononcé devant moi des paroles bizarres...

 

— Quelles paroles ?...

 

— J'hésitais à vous les rapporter, balbutia l'auteur de L'Impure. Et d'ailleurs je ne me les rappelle pas exactement. Il s'agissait du dénouement d'un livre auquel je tiens beaucoup, et que je n'arrive pas à finir. Bref...

 

La sonnerie du téléphone venait de retentir, et Ganse appuya distraitement l'écouteur à son oreille.

 

— Philippe vient de se tuer, dit-il tout à coup, tournant vers Lipotte un visage livide."

 

Bernanos

 

 

Bernanos confronte sa lucidité de "poilu", (mot  désinvolte, trop, mais que tout le monde comprend),  à la  froide analyse du docteur Lipotte, glacial à force d'insensibilité : "Vous vous payez des abattoirs d'hommes — dix millions de pièces débitées en trois ans ..." C'est énorme, de quoi déclencher un rire de saturation chez le lecteur. Mais en même temps, la lucidité, non pas de Lipotte — parce que sa froideur et ce qu'il envisage à terme comme résolution pratique  le discrédite — cette lucidité de Bernanos, à ce passage du moins, fait beaucoup de bien. 

 

 

  

08:59 Publié dans Lecture, Note | Lien permanent | Commentaires (0)

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