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29/09/2009

Réflexions sur la violence de masse par Abram De Swaan

"... Dans des sociétés relativement paisibles, telles que les Pays-Bas, la France, ou même les États-Unis, on considère que la quintessence du mal est la violence : le fait d’infliger intentionnellement des souffrances physiques à son prochain. Ce rejet fort et presque unanime du comportement violent rend d’autant plus difficile une étude de ce sujet qui ne prenne pas de positions politiques ou morales. Par ailleurs, certaines discussions qui semblent à première vue entièrement motivées par des considérations scientifiques peinent à cacher une préoccupation presque théologique sur les origines du Mal et la Chute de l’Homme. On a pu dire autrefois de l’espèce humaine qu’elle se trouvait quelque part entre la Bête et l’Ange. De nos jours, on la situe à mi-chemin entre les chimpanzés et les bonobos. L’éthologie – anagramme de théologie – est devenue la théodicée d’aujourd’hui.

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Dans un cas d’étude de la propagande de haine à la veille du génocide rwandais, j’ai essayé de montrer que la distinction entre « Hutus » et « Tutsis » était assez ancienne en effet, que ses origines étaient enveloppées d’une légende, et que, au cours du temps, les deux catégories complémentaires en étaient venues à recouvrir des sens très différents qui restaient en partie valables ; de sorte qu’il en résultait un réseau de significations compliqué, multi-niveaux, contradictoire et fluide, capable cependant de susciter des réactions émotionnelles et morales très fortes. La campagne de propagande du mouvement extrémiste pour le pouvoir hutu, Interahamwe, a été engagée pour transformer ces procédés d’identification complexes en une dichotomie absolue et immuable capable de dépasser tout le reste dans l’imaginaire des Hutus à l’égard des Tutsis. Si une partie de la propagande se basait sur des contes populaires traditionnels, une autre partie s’inspirait directement de la propagande nazie. De tels processus d’identification et de dés-identification développent leur propre dynamique, quand l’autre camp se sent contraint à répondre et à se défendre. Et ceci est susceptible d’accélérer le processus de dés-identification mutuelle.

 

Apparemment, les mouvements politiques et plus particulièrement les États peuvent redessiner les lignes d’identification qui unissent des populations entre elles et les séparent des autres (mais ils ont en revanche besoin d’une certaine dose d’intimidation pour que les individus se conforment à la règle). Typiquement, les individus deviennent préoccupés par quiconque (et même quoi que ce soit qui) ne semble pas appartenir clairement à un des camps de la division. De telles personnes sont « impures », on les considère menaçantes, comme des « espions » et des « traîtres », et même, de façon plus atavique, comme des sources de contamination.

Ainsi, peu à peu, une société en arrive à s’organiser entièrement selon ces lignes de partage, et ce à tous les niveaux : les contacts sociaux et les échanges économiques à travers ces lignes de division sont abolies, une ségrégation spatiale est instaurée du fait des déplacements forcés, on construit des murs, on établit des espaces délimités (ghettos, designated zones), et tant que la ségrégation n’est pas complète, il peut y avoir des restrictions temporelles de mouvements. Ce type de divisions se reproduit dans le langage, les personnes apprenant à surveiller leurs paroles, y compris dans des circonstances intimes, à surveiller leurs pensées et finalement à les modifier, voir à ne pas penser certaines choses. C’est là que la répression est totale, et qu’elle devient une auto-répression. On peut appeler ce processus de séparation à tous les niveaux de la société et de l’expérience individuelle la "compartimentation".

On comprend aisément pourquoi certaines campagnes d’extermination de masse peuvent avoir lieu sans que le déclenchement de la dés-identification ne demande beaucoup d’effort de la part de la population prédominante. Bien entendu, c’est le cas dans tous les peuples conquis qui sont devenus les objets d’une destruction à grande échelle organisée par les armées victorieuses des États européens. Le meurtre de plusieurs millions d’Indiens d’Amérique n’a jamais beaucoup impressionné les populations métropolitaines, parce que ces deux mondes étaient déjà entièrement compartimentés. Seuls les soldats, les aventuriers et les marchands allaient et venaient d’un compartiment à l’autre ; et les prêtres, qui, il est vrai, les gênaient parfois. Mais pour les habitants des pays d’origine les lointaines victimes étaient littéralement d’un autre monde, loin des yeux et presque entièrement loin du cœur.

 

Même au XXe siècle, l’armée coloniale allemande pouvait annihiler une nation entière, les Hereros du sud-ouest de l’Afrique (aujourd’hui la Namibie); les Belges se sont rendus responsables de la mort de millions de Congolais sans que cela ait un grand retentissement chez eux (jusqu’à aujourd’hui même). Or, à cette période, ces deux pays européens, l’Allemagne et la Belgique, étaient à la traîne de la vaste expansion européenne et pressés de conquérir leur part de l’Afrique.

 

Afin d’étudier la compartimentation en tant que réalisation des mouvements politiques modernes et de l’appareil gouvernemental qu’ils ont conquis, on peut se tourner vers les régimes totalitaires du milieu du XXe siècle. Les ennemis du régime vivaient alors au sein de la population majoritaire. Il a fallu un effort social et politique considérable pour les séparer peu à peu et à tous les niveaux dans un processus de compartimentation totale, dans l’Allemagne de Hitler, dans l’Union soviétique de Staline, dans la Chine de Mao ou encore dans le Cambodge de Pol Pot. Peut-être que la compartimentation la plus complète a été réalisée par les Nazis dans l’Europe de l’Ouest et dans certaines parties de la Pologne, là où ils sont parvenus à séparer les Juifs du reste de la population, en les isolant dans des ghettos fermés, en abolissant presque tous leurs contacts avec le reste de la société, et enfin en les déportant assez discrètement, quasiment hors de la vue des autres citoyens, pour finalement les exterminer dans des camps bien protégés, loin de la vue et de l’esprit de la population, dans des lieux où les experts du crime étaient effectivement (mais pas entièrement) séparés du reste du monde.

 

Ailleurs, la compartimentation était moins soignée et encore moins complète, et les assassins n’étaient pas aussi parfaitement isolés dans leur travail. Pourtant, cela ne les a pas empêchés de continuer leurs routines meurtrières. D’ailleurs, dans l’Europe de l’Est dominée par les Nazis, au Cambodge, en Indonésie, ou au Rwanda, les tueries semblent avoir eu lieu sous l’œil des passants et des villageois qui se trouvaient là sans être eux-mêmes des cibles. Cette « mise en scène » du meurtre de masse, le retrait du monde extérieur, la soustraction du regard et de l’écoute des autres, en un mot, la compartimentation spatiale, est un trait majeur de ce que les psychologues sociaux ont appelé la « situation » (situation). Celle-ci a pourtant été à peine étudiée parce que ces aspects ne semblent pas particulièrement importants aux yeux des historiens et ils ne sont mentionnés qu’au passage dans les documents des procès ou dans les récits des témoins.

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Au même titre, la compartimentation temporelle, la mise en place de périodes de plages horaires spécifiques (heures du jour, jours de la semaine) pour commettre les crimes et cesser de les commettre jusqu’au roulement d’équipe suivant, définit un autre aspect de la situation : comment les meurtriers vont et viennent dans leurs routines meurtrières (s’il y a effectivement routinisation), puis recommencent ce va-et-vient ? Comment font-ils la différence entre les membres de la population ciblée et ceux dont ils estiment qu’ils appartiennent à leur propre camp ? Se donnent-ils du mal pour éviter les erreurs d’identification ou s’en soucient-ils peu dans un cas comme dans l’autre ? Que font-ils pendant leurs temps de repos ? Quelles sont leurs relations avec leurs camarades de tueries à l’heure de la perpétration de ces crimes et une fois ceux-ci achevés ? Comment présentent-ils leurs actes à leurs épouses, à leurs enfants, à leurs amis ? Lorsqu’ils s’acquittent de leur devoir meurtrier, le construisent-ils comme une frénésie, une « transe », ou juste un « boulot pénible » comme un autre ?

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De temps en temps, les États qui avaient réussi à pacifier leur propre société, ont initié des campagnes de violence de masse menées contre des groupes particuliers à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs frontières. Mais ces épisodes violents sont cachés de la société civile où les citoyens continuent de vivre pacifiquement. Les vastes et sanglantes expéditions coloniales dirigées par les démocraties d’Europe de l’Ouest au cours du XIXe siècle, distantes d’un océan de leur pays d’origine, ont à peine contrarié la tranquillité d’esprit de la population intérieure. Les campagnes génocidaires allemandes en Namibie, ou belges au Congo sont restées largement inconnues en métropole. Plus tard, les cas de violence de masse sont restés tout aussi dissimulés au reste de la société. Cette compartimentation opère dans tous les sens du terme : le groupe ciblé a été nettement différencié du reste de la population, les tueries ont été commises dans des lieux reculés par des spécialistes recrutés à cet effet, l’information a été contrôlée de très près, les évènements, même quand ils deviennent connus – et il y en a toujours quelque chose qui transparaît – ont été réprimés au sens aussi bien social que personnel. La censure s’assurait que la population n’entende pas les informations et les gens eux-mêmes cherchaient à ne pas savoir ce qu’ils ne pouvaient néanmoins s’empêcher de savoir. Cette situation a permis à une grande majorité des citoyens de continuer à s’occuper de leurs affaires quotidiennes, comme si rien n’était arrivé. En même temps, l’État recrutait des experts de la violence et des milices organisées afin de mener l’extermination de masse dans des sociétés qui avaient été pacifiées à de très hauts degrés. Les jeunes hommes ayant des tendances violentes ont peut-être été les premiers à rejoindre le mouvement, mais les preuves recueillies tendent à montrer que les auteurs d’exactions étaient souvent des individus peu enclins à la violence. Au contraire, il semble que la régulation assez stricte des pulsions de violence dans le reste de la société a été suspendue en faveur de ces nouvelles recrues et un autre régime de modes de contrôle a été instauré spécifiquement pour elles, une fois encore, séparément de la société civile … »

Le lien : La vie des idées

 

 

 

 

13:40 Publié dans Note | Lien permanent | Commentaires (0)

Le livre de la semaine

Le bouquin que je lis ces jours-ci est l’œuvre du jeune auteur Franck Ferric, qui a déjà publié des nouvelles dans diverses revues consacrées à la littérature fantastique, fantasy, de science fiction. Les pays, sous l’effet conjugué de la pollution et de politiques engendrant d’innombrables guerres, ont implosé ; restent les Cités-État plantées au milieu de zones désertiques et passablement ensablées. Celles-ci, diversement gouvernées, après avoir longtemps guerroyé les unes contre les autres,  s’occupent à autre chose. Plus activement de politique intérieure en ce qui concerne la Cité appelée Salina. Son redressement économique s’opérant au détriment des plus pauvres, génère des turbulences dans lesquelles Raul va se faire prendre. Heureusement il y a son frère Mathian qui n’hésite pas à déserter pour voler à son secours, accompagné de Blaine un vieux baroudeur. À partir de là, nous sommes embarqués dans un Road - Movie à travers le reg. Le livre s’intitule La loi du Désert, aux Éditions du Riez.

[Les machines] occupent au travail et au gain le temps dont l'homme aurait besoin pour se préparer à vivre (Michelet, Journal, 1834, p.152).

10:30 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

27/09/2009

Les sources de la nuit de Robert Desnos

Les sources de la nuit

Les sources de la nuit sont baignées de lumière.

C’est un fleuve où constamment

boivent des chevaux et des juments de pierre

en hennissant.

 

Tant de siècles de dur labeur

aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?

Tant de larmes, tant de sueur,

justifieront-ils le sommeil sur la digue ?

 

Sur la digue où vient se briser

le fleuve qui va vers la nuit,

où le rêve abolit la pensée.

C’est une étoile qui nous suit.

 

À rebrousse-poil, à rebrousse-chemin,

Étoile, suivez-nous, docile,

et venez manger dans notre main,

Maîtresse enfin de son destin

et de quatre éléments hostiles.

16:50 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)