10/01/2008
Présentation
Autre extrait de la présentation par Ludmila Charles-Wurtz des Contemplations, Livre de Poche, Coll. Classiques :
En 1843 s’achève « Autrefois » et commence « Aujourd’hui ». Cette borne temporelle qui détermine, dans l’édition originale, le découpage du recueil en deux volumes séparés, inscrit explicitement Les Contemplations dans le registre autobiographique : elle fait référence à la mort de la fille aînée de Hugo, Léopoldine, noyée dans la Seine à dix-neuf ans, le 4 septembre 1843 à Villequiers. Comme l’écrit Gabrielle Chamarat, « à la datation fictive et connotative des poèmes fait face celle du 4 septembre 1843, historique et dénotative », et par cela même symbolique. De fait, « Aujourd’hui », c’est, en 1856, date à laquelle paraît le recueil, l’exil : l’adverbe prend sens, pour les lecteurs, dans le présent du Second Empire, et Hugo est alors la figure emblématique du proscrit. Le deuil et l’exil sont donc symboliquement associés : le deuil est un exil intérieur que l’exil politique accroît ; ou, pour dire les choses autrement, l’exil commence dès 1843.
Les années 1840 sont une période de crise poétique et politique pour Hugo. En poésie comme dans le drame, dans le discours du moi se fait entendre ce qu’Anne Ubersfeld nomme « la voix de l’autre, reproche, avertissement, confirmation, dérision (…). Or les voix tiennent des propos contradictoires ». De cette période date le projet d’un recueil intitulé Les Contemplations d’Olympio : le nom propre concrétise le désir de Hugo de parler hors de soi, d’effacer le nom du grand poète quasi institutionnel qu’il est devenu pour élaborer, comme en marge de lui-même, un discours de vérité. C’est que la position et la pensée même de Hugo sont, alors, contradictoires : à la confiance qu’il accorde encore publiquement à la monarchie constitutionnelle, censée concilier la paix sociale et les acquis de 1789, se heurte désormais la conviction qu’il faut, pour résoudre la question sociale de la misère, donner voix au peuple – et cette voix est nécessairement discordante, grinçante, menaçante. En mars 1843, l’échec fracassant des Burgraves au Théâtre-Français le convainc que le public n’est pas prêt à faire siennes ses contradictions ; il ne fait plus jouer aucune pièce nouvelle, et ne publie aucun recueil poétique après 1840, date de parution des Rayons et les Ombres. La mort de sa fille achève de l’exiler au sein de sa patrie : sans l’amour, qui réconcilie les instances divorcées du moi, « Une fête est une tombe,/ La patrie est un exil », écrit-il en 1854.
La République, proclamée en février 1848, accroît la solitude du poète, en butte à la méfiance de la droite, dont il s’éloigne, comme de la gauche, dont il se rapproche progressivement. Le coup d’État par lequel Louis-Napoléon Bonaparte anéantit, le 2 décembre 1851, la République instaurée trois ans plus tôt, entraîne l’exil politique. Hugo, rallié aux républicains, est frappé par un décret de proscription et quitte la France pour la Belgique, puis pour Jersey. « Aujourd’hui » désigne donc le présent de l’écriture : c’est un proscrit, celui-là même qui vient de publier Châtiments, poésie pamphlétaire vouée à la « flagellation » de Napoléon III, qui est à l’origine du discours des Contemplations. Les deux recueils sont liés dès l’origine : Hugo prévoit, en 1852, de composer Les Contemplations en deux volumes : « Premier volume ; autrefois, poésie pure. Deuxième volume : aujourd’hui, flagellation de tous les drôles et du drôle en chef ». L’urgence politique conduit Hugo à publier, en 1853, les pièces prévues pour « Aujourd’hui » sous le titre Châtiments. Mais les deux recueils n’en restent pas moins dans son esprit complémentaires : Les Contemplations après Châtiments, c’est, « après l’effet rouge, l’effet bleu », écrit-il à Paul Meurice le 21 février 1864. Le poète des Contemplations est le « proscrit de l’azur » tendant les bras « vers les astres patries ».
Le discours lyrique des Contemplations est à la fois réduction autobiographique (le deuil est exil intérieur) et agrandissement métaphysique (le corps est exil de l’âme) du discours pamphlétaire de Châtiments. Mais tous deux s’inscrivent dans la même situation de parole : l’exil permet en effet à Hugo, selon la formule de Jean-Marie Gleize et Guy Rosa, de « parler en son nom en même temps qu’au nom de ses principes ». Dépouillé par la proscription du statut de grand poète institutionnel, il est désormais symboliquement solidaire du peuple auquel il s’adresse : sa parole n’a plus de lieu, elle se profère nécessairement ailleurs, à la fois de plus haut et de plus bas que celle qui bénéficie d’une légitimité officielle.
Ludmila Charles-Wurtz
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