01/10/2007
Bernard Clavel
Pour une mère, pour une sœur, un fils, un frère déserteur, c’est quelque chose !
Les gens parlent. Racontent n’importe quoi. Le père Reverchon est allé aux nouvelles. Il a un cousin juge de paix à la retraite qui connaît bien du monde et qui s’est renseigné auprès des autorités.
On n’est pas certain du tout que le caporal Dufrêne soit vivant. S’est-il laissé entraîner par l’autre arsouille que le tribunal avait condamné ? Bon soldat, le caporal Dufrêne, mais humain. Il a peut-être ouvert la porte pour donner à boire ou à manger au prisonnier. Ils ont pu se bagarrer. L’autre avait la réputation d’un violent et d’un costaud.
Ça ne tient pas debout ! Arthur était de taille à se défendre. Et il a contre lui cette histoire du bleu qu’il a envoyé se coucher en prétendant qu’il voulait monter la garde à sa place. Tout le monde sait qu’il était copain avec le condamné. Ils sont partis tous les deux et ils se sont fait tuer bêtement par les Allemands. Toute la compagnie a entendu les mitrailleuses qui crachaient dur ! Et après, les canons ont tiré aussi. Les Français et les Allemands. L’horreur, quoi !
Pas de nouvelles.
— Tout de même, s’il était mort, le garde champêtre nous aurait apporté un papier.
Le papier finit par arriver. Arthur Dufrêne est porté disparu. Même l’ami du père Reverchon ne peut rien savoir de plus.
— Disparu. Est-ce que ça veut dire qu’il reste de l’espoir ?
Le silence. Des gens qui ont pitié. D’autres qui vous regardent de travers et qui aimeraient vous cracher au visage.
Semaines interminables. Enfin, une lettre arrive. Une lettre transmise par la Croix-Rouge internationale : « Je suis prisonnier dans la campagne, pas très loin d’une ville qui s’appelle Essen. Regardez sur ma géographie. Ne vous faites pas de souci. Je travaille chez des cultivateurs qui ont un bon cheval. Je ne manque de rien. Les gens sont gentils. J’espère que vous allez bien et que les vignes sont belles. »
Joie. Bonheur. La mère et la fille s’embrassent. Mais faut-il en parler ? Arthur ne dit pas comment il a été fait prisonnier. A-t-il réellement déserté ? Il ne parle pas de ce soldat qui serait parti avec lui. La mère dit :
— Ce soldat, il paraît que s’il n’était pas parti, on allait le fusiller.
— Peut-être qu’Arthur a eu pitié.
— C’est à n’y rien comprendre. Est-ce qu’on fusille nos enfants comme ça, aussi facilement ?
Reverchon va demander à son ami et revient avec cette réponse : il paraît qu’on en a fusillé d’autres !
— Écoute, maman, il ne faut plus en parler. Arthur est vivant. La guerre finira bien un jour. Il reviendra.
Par des rempailleurs de chaises qui se déplacent dans toute la région, la mère Dufrêne apprend que Brunel est mort.
— Mort comment ?
— Tué, comme tant d’autres.
Elle n’ose pas demander s’il a été fusillé par des Français ou si ce sont des Boches qui l’ont tué. Elle préfère ne poser aucune question. Et elle s’enferme dans un silence très lourd à porter. Au marché, elle n’ira plus. C’est sa fille qui s’y rendra pour vendre le peu qu’elles tirent du jardin.
Terriblement éprouvantes, ces années qui n’en finissent plus de s’étirer. Après trois lettres de son garçon : le silence. Les Allemands l’ont-ils tué ? La mère a écrit par la Croix-Rouge. La sœur a écrit aussi. Est-ce que les lettres arrivent ? Noémie a fait des démarches. Elle est allée à la préfecture. Elle a été assez bien reçue par une dame qui lui a promis de tout tenter pour lui donner des nouvelles. Comme rien ne venait, elle y est retournée.
Deux heures d’attente dans un couloir où il n’y a même pas une chaise pour s’asseoir. Trois femmes attendent déjà, il est normal qu’elles soient reçues avant Noémie. Ça ne dure pas longtemps. Cinq minutes. La première qui sort a le visage fermé. Un marbre. Pas un mot. Un regard qui ne veut rien dire. La deuxième revient en larmes et se sauve comme si on la poursuivait. La troisième, qui est une grande paysanne au visage de vieux bois patiné, marche la tête haute, fixe Noémie d’un œil sombre et souffle :
— Une brute, ce type-là. Tenez-vous raide, mon petit. Un qui aime faire mal !
Noémie entre, bien décidée à ne pas pleurer quoi qu’on lui apprenne.
Le commandant est affalé dans son fauteuil. Un dossier à couverture bleue ouvert sur son bureau où des chemises de couleurs différentes s’empilent.
Un gros homme sanguin, crâne rasé. Son képi est à côté des dossiers. Il est posé à l’envers comme s’il attendait qu’on lui jette des sous. Simonot lève les yeux vers Noémie et aboie :
— Dufrêne Arthur, caporal. C’est ça ? Votre mari ?
— Non, mon frère.
— Pas de quoi être fière. Déserteur. Passé à l’ennemi avec un voyou déjà condamné.
Noémie se raidit un peu plus. Elle puise au fond de son courage la force de protester :
— Qui prouve qu’il a déserté ?
— Qui ? Mais ça ! La preuve est là, nom de Dieu !
Il bat de la main les papiers dans son dossier. Noémie fait encore un énorme effort pour demander :
— Est-il toujours vivant ?
Le gros manque d’exploser. Son écarlate vire au violet. Sans se lever vraiment, il se hausse dans son fauteuil comme si tout son corps gonflait. Il éructe :
— Vivant ? Vivant ! Mais je m’en fous. Mieux vaut pour lui, et pour nous, qu’il soit mort. ça nous économisera douze cartouches !…Vivant … Vivant…Vous avez le culot de me demander s’il est vivant ? Devriez avoir honte ! Foutez-moi le camp en vitesse, sœur de déserteur !
Noémie sort sans hâte. Elle se dresse. Elle a mal. Sans se retourner, au moment de franchir le seuil, elle lance d’une voix qui vibre un peu trop :
— Merci de votre ambilité, monsieur ! Elle claque la porte pour ne plus entendre les rugissements de l‘énorme commandant Simonot.
Bernard Clavel
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