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08/08/2007

Le beau costume

" Il était une fois un petit homme auquel sa mère avait fait un beau costume. Il était vert et or, et son étoffe était si délicate et fine que je ne saurais le décrire et il s’accompagnait d’une cravate orange.

D’une étoffe peluchée, à nouer sous le menton. Et les boutons tout neufs brillaient comme des étoiles. Ce costume emplit le petit homme d’une fierté et d’une joie infinie et, quand il le mit pour la première fois, il resta debout devant la longue glace, si brusquement surpris de le voir qu’il ne pouvait plus se détourner.

Il voulait le porter partout où il irait et le montrer à toutes sortes de gens. Il passa en revue tous les lieux qu’il n’avait jamais visités, tous les paysages qu’il n’avait jamais entendu décrire, et il essaya d’imaginer l’impression qu’il éprouverait s’il lui arrivait, à présent, de s’y rendre, vêtu de son costume lumineux ; et il voulut sortir sans délai dans cette tenue pour fouler l’herbe haute du pré sous le soleil brûlant. Rien que pour porter son costume ! Mais sa mère lui dit : « Non. » Elle lui expliqua qu’il devait en prendre grand soin, car jamais il n’en aurait un autre qui approchât de sa beauté : il lui fallait le ménager, toujours le ménager, et ne le revêtir que dans un petit nombre de grandes occasions. C’était son habit de mariage, dit-elle. Et elle en prit les boutons dans les mains pour les entortiller dans du papier de soie, de peur que l’éclat du neuf ne se ternisse, et elle piqua des morceaux de tissu en guise de protection sur les manchettes, au niveau des coudes, et à tous les endroits où le costume risquait le plus de s’abîmer. Il abhorrait ces ajouts et s’y opposait, mais que pouvait-il faire ? Enfin, les mises en garde et les arguments de sa mère l’influencèrent, et il consentit à enlever son beau costume, à le remettre dans ses bons plis et à le ranger. Ce fut presque comme s’il y renonçait. Mais il pensait toujours à le mettre et aux occasions exceptionnelles où il pourrait un jour, libre de tout souci, le porter sans ses protections, sans le papier de soie autour des boutons, dans son intégrité enchanteresse, d’une infinie beauté.

Une nuit où il rêvait de son costume selon son habitude, il enleva dans son rêve le papier de soie qui enveloppait l’un des boutons, et s’aperçut que son éclat avait un peu pâli, ce qui l’affligea fort au sein du rêve. Il astiquait longuement le pauvre bouton pâli ; ce qui avait plutôt pour effet de le rendre plus terne. Il s’éveilla et resta étendu à songer à l’effet que cela lui ferait, quand viendrait la grande occasion (quelle qu’elle fût) si, par aventure, l’un des boutons se trouvait avoir perdu un peu de sa fraîcheur et de son éclat premier et, pendant de longs jours, cette pensée le hanta douloureusement. Et, la fois suivante où sa mère l’autorisa à mettre son costume, il fut tenté, et faillit céder à la tentation, de soulever simplement d’un doigt gauche un bout de papier de soie pour voir si les boutons étaient vraiment restés aussi brillants qu’auparavant.

Fier de son élégance, sur le chemin de l’église, il fut envahi par ce désir irraisonné. Car il vous faut savoir que sa mère, après la réitération de prudentes mises en garde, l’autorisait bel et bien à mettre parfois son beau costume, par exemple le dimanche, pour aller à l’église et en revenir, quand il n’y avait aucune menace de pluie, que la poussière ne volait pas, et que rien ne risquait de l’endommager : avec ses boutons recouverts et ses protections piquées sur le tissu, et une ombrelle dans la main pour maintenir son costume à l’ombre si un soleil trop vif semblait en menacer les teintes. Et, après de telles occasions, il ne manquait jamais de le brosser en entier avant de le replier très délicatement comme elle lui avait appris à le faire, et de le remettre dans l’armoire.

Or, il obéissait, il obéissait toujours à toutes ces restrictions apportées par sa mère au port de son costume jusqu’à une nuit étrange où il se réveilla et vit par la fenêtre la lune briller. Il eut l’impression que ce clair de lune n’était pas ordinaire et cette nuit pas une nuit ordinaire, et il resta allongé quelque temps dans une grande somnolence, l’esprit occupé par cette persuasion bizarre. Ses pensées s’enchaînaient comme des murmures chaleureux d’objets dans le noir. Ensuite, il s’assit dans son petit lit, soudain bien réveillé : son cœur battait très vite et son corps frémissait des pieds à la tête. Il avait pris sa décision. Il savait qu’à présent, il allait porter son costume comme il convenait. Il n’avait aucun doute sur ce point. Il avait peur, une peur terrible, mais il était heureux, heureux.

Il se leva et resta un moment debout près de la fenêtre à regarder le jardin que la lune inondait de ses rayons, en tremblant à l’idée de ce qu’il voulait faire. L’air était rempli du chant minuscule des grillons et de murmures : des cris infinitésimaux de petites créatures.

Il traversa à pas de loup le plancher qui grinçait, de peur d’éveiller la maison endormie, pour aller jusqu’à la grande armoire-étagère sombre à l’intérieur de laquelle reposait son beau costume replié, et il l’en retira, une partie après l’autre ; puis d’un geste tendre et très ardent, il arracha les garnitures en papier de soie et les protections piquées sur son étoffe, jusqu’à ce qu’il apparût, dans sa perfection ravissante tel que lui-même l’avait vu d’abord quand sa mère lui en avait fait don : il y avait, semblait-il, bien longtemps. Pas un bouton n’avait terni, pas un fil de son costume chéri ne s’était fané ; il en pleura de joie en se hâtant de l’enfiler sans bruit. Après quoi, il revint d’un pas vif et léger à la fenêtre qui donnait sur le jardin, et s’y arrêta une minute, resplendissant dans le clair de lune, les boutons de son costume scintillant comme des étoiles, avant de passer sur le rebord extérieur et, avec le plus petit bruissement d’étoffe possible, de descendre en s’aidant des pieds et des mains jusqu’au sentier du jardin au-dessous. Il se planta devant la maison de sa mère, blanche et à peine embellie par rapport au jour, avec toutes ses jalousies, à l’exception de la sienne, fermées comme les yeux d’un dormeur. Les arbres projetaient sur le mur leurs ombres comme de la dentelle noire ouvragée.

Le jardin au clair de lune était très différent du jardin le jour ; les rayons de la lune s’emmêlaient dans les haies et tendaient d’une ramille à l’autre leur toile d’araignée spectrale. Toutes les fleurs brillaient d’un éclat blanc ou d’un noir empourpré et l’air frémissait des stridulations des petits grillons et du chant des rossignols, invisibles dans les profondeurs des arbres. Le monde échappait aux ténèbres, ne présentait que des ombres chaleureuses, baignées de mystère, et la rosée bordait, ourlait toutes les feuilles et les hampes florales d’un chatoiement de pierre précieuse. La nuit était plus tiède qu’aucune autre avant elle ; les cieux étaient, par miracle, à la fois plus vastes et plus proches et, bien que l’énorme lune ivoirine régnât sur le monde, le firmament était rempli d’étoiles. "

H.G. Wells

Suite, demain 

 

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