09/05/2009
La fortune en or
extrait du livre Contes Derviches, de Idries Shah
"Il était une fois un marchand qui s’appelait Abdul Malik. On l’avait surnommé l’Homme Bon du Khorassan parce qu’il puisait dans son immense fortune pour faire la charité et offrir des festins aux indigents.
Mais un jour il s’avisa qu’il ne faisait rien de plus que de donner une partie de ce qu’il possédait et que le plaisir que lui procurait sa générosité l’emportait de loin sur le coût réel de son sacrifice : il ne sacrifiait après tout qu’une part infime de ses richesses. Dès que cette pensée lui vint à l’esprit, il décida d’abandonner jusqu’à son dernier sou pour le bien de l’humanité. Et c’est-ce qu’il fit.
Après s’être défait de tous ses biens, et résigné désormais à faire face à tout ce que la vie pourrait lui réserver, Abdul Malik entra dans sa chambre pour y méditer, comme il le faisait chaque jour pendant une heure. Et il était là, plongé dans sa méditation, lorsqu’il vit une étrange silhouette qui semblait surgir du sol. Un homme était en train de prendre forme sous ses yeux. Il était revêtu de la robe rapiécée des mystérieux derviches.
" O Abdul Malik, homme généreux du Khorasan ! Entonna l’apparition, je suis ton être réel, qui t’est devenu maintenant presque réel parce que tu as fait quelque chose de réellement généreux en comparaison de quoi ta bonté passée n’est pour ainsi dire rien. À cause de cela, et parce que tu as su te séparer de ta fortune sans en ressentir de satisfaction personnelle, je te récompense en puisant dans la source réelle de toute récompense.
" À l’avenir, je t’apparaîtrai chaque jour de cette façon. Tu me frapperas et je me transformerai en or. De cette image d’or tu pourras prendre autant que tu voudras. Ne crains pas de me faire mal, car ce que tu auras pris sera aussitôt remplacé par la source même de tous les dons."
Et sur ces mots, il disparut.
Le lendemain matin, Abdul Malik se trouvait en compagnie de son ami Bay-Akal, lorsque le spectre derviche commença à se manifester. Abdul le frappa de son bâton et la silhouette tomba à terre, transformée en or. Il le partagea avec son hôte.
Or Bay-Akal, qui ne savait pas ce qui s’était passé précédemment, en vint à se demander comment il pourrait bien lui aussi accomplir pareil prodige. Il savait que les derviches ont d’étranges pouvoirs et il en conclut qu’il suffisait de les battre pour obtenir de l’or.
Il organisa donc un banquet et fit savoir à la ronde que tous les derviches y étaient conviés et qu’ils pourraient s’y régaler à leur aise. Quand les derviches eurent bien mangé, Bay-Akal empoigna une barre de fer et il en roua de coups tous ceux qu’il put atteindre jusqu’à ce qu’ils gisent sur le sol, meurtris, les os brisés.
Ceux d’entre les derviches qui n’avaient pas été mis à mal s’emparèrent de Bay-Akal et le traînèrent devant le juge. Ils expliquèrent l’affaire en détail et montrèrent les derviches blessés à l’appui de leur déposition.
Bay-Akal raconta ce qui s’était passé chez Abdul Malik et exposa les raisons qui l’avaient conduit à essayer de reproduire « ce tour de passe-passe « .
Abdul Malik fut appelé à comparaître et sur le chemin du tribunal son être d’or lui murmura ce qu’il devait dire.
« S’il plaît à la cour, dit Abdul Malik, cet homme me fait l’effet d’un fou, ou bien alors il essaie de dissimuler un penchant maladif à assaillir les gens sans motif. Je le connais, c’est vrai, mais son histoire ne correspond pas à ce que j’ai vécu chez moi. »
Bay-Akal fut donc placé dans une maison de fous et il y resta un certain temps, jusqu’à ce qu’il fût calmé. Les derviches guérirent presque aussitôt par l’effet d’une science d’eux seuls connue et personne ne voulut croire une histoire aussi surprenante que celle d’un homme qui se changeait en statue d’or — et de surcroît quotidiennement.
Pendant bien des années encore, jusqu’à ce qu’il ait rejoint ses ancêtres, Abdul Malik continua de briser l’image qui était lui-même et à en distribuer les trésors qui étaient lui-mêm à ceux qu’ils ne pouvaient aider autrement que par ce soutien matériel."
***
"Dans la tradition derviche, on souligne que si les clercs présentent souvent leurs enseignements moraux édifiants sous forme de paraboles, les derviches cachent leurs enseignements plus profondément. Parce que seul l’effort de compréhension, ou les efforts d’un maître chargé d’enseigner, peuvent créer l’effet qui contribuera réellement à transformer l’auditeur.
Ce conte, plus que tout autre, tend vers la parabole. Mais le derviche qui le racontait sur la place du marché, à Peshawar, dans les années cinquante, prévenait ainsi son auditoire : " Ne vous préoccupez pas de la morale : concentrez-vous sur le début de l’histoire. La méthode s’y trouve indiquée.""
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07/05/2009
Le candélabre de fer
Extrait du livre Contes Derviches, de Idries Shah
"Il était une fois une pauvre veuve qui regardait un jour par la fenêtre de sa maison lorsqu’elle vit un humble derviche s’avancer sur la route. Il paraissait las, à bout de force, et sa robe rapiécée était couverte de poussière. Il avait manifestement besoin d’aide.
Se précipitant dans la rue, la vieille dame lui cria : « Noble derviche, je sais que tu es un des Élus mais il y a sûrement des occasions où même une personne aussi insignifiante que moi peut être utile aux Chercheurs. Viens te reposer chez moi car n’est-il pas dit : « Quiconque aide les Amis sera aidé à son tour et quiconque contrarie leurs desseins verra ses desseins contrariés, bien qu’on ne sache jamais quand et comment. »
— Merci, bonne dame ", dit le derviche. Et il entra dans la chaumière. Après quelques jours, il était dispos et tout à fait rétabli.
Or cette femme avait un fils du nom d’Abdullah qui avait eu peu d’occasions de progresser dans la vie : il avait passé le plus clair de son existence à couper du bois pour le vendre au marché du pays et n’avait pu ainsi élargir le champ de ses expériences au point de parvenir à se tirer d’affaire ou de pouvoir aider sa mère.
« Mon enfant, lui dit le derviche, je suis un homme de savoir, si démuni que je puisse te paraître. Viens, sois mon compagnon, et je te ferai partager de magnifiques occasions. Si toutefois ta mère y consent. "
La mère n’était que trop heureuse de permettre à son fils de voyager en compagnie du sage. Et ils se mirent en route.
Après avoir traversé de nombreux pays et enduré ensemble bien des épreuves, le derviche dit à Abdullah : « Abdullah, nous voici au terme de notre voyage. Je vais célébrer certains rites. S’ils sont favorablement reçus, ils feront s’entrouvrir la terre. Elle nous révélera ce qu’il n’est donné qu’à peu d’hommes de voir : un trésor caché il y a bien des années en ce lieu. As-tu peur ? "
Abdullah donna son consentement et jura de rester loyal quoi qu’il arrive.
Le derviche exécuta alors d’étranges mouvements et murmura certains sons et Abdullah se joignit à lui et la terre s’ouvrit.
« Écoute-moi bien, Abdullah, dit alors le derviche, prête-moi une entière attention. Tu vas descendre dans la caverne qui s’ouvre à nos pieds. Ta tâche consiste à prendre possession d’un candélabre de fer. Avant de l’atteindre, tu verras des trésors dont il a été rarement donné aux hommes de voir la pareille. Ignore-les, car seul le candélabre de fer est ton but et l’objet de ta quête. Dès que tu l’auras trouvé, rapporte-le ici . »
Abdullah descendit dans la grotte au trésor et effectivement il y trouva tant de joyaux resplendissants, tant de vaisselle d’or, de trésors étonnants qu’on ne peut les décrire car les mots manquent. Et il était stupéfié. Oubliant les paroles du derviche, il s’emplit les bras du butin le plus éclatant.
Enfin il vit le candélabre. Pensant qu’il ferait aussi bien de le rapporter au derviche et qu’il pourrait toujours cacher assez d’or pour lui dans ses vastes manches, il le ramassa et remonta l’escalier qui le ramenait à la surface. Mais quand il se retrouva au grand jour, il s’aperçut qu’il était tout près de la chaumière de sa mère. Quant au derviche, il avait disparu.
Dès qu’il essaya de montrer l’or et les bijoux à sa mère, ils semblèrent fondre et s’évanouir. Il ne resta plus que le candélabre. Abdullah l’examina : il avait douze branches ; dans l’une, il alluma une bougie. Aussitôt, il crut voir apparaître une silhouette qui rappelait celle d’un derviche. L’apparition tournoya un instant, posa une petite pièce sur le sol et disparut.
Abdullah alluma alors douze bougies. Douze derviches se matérialisèrent, tournèrent en cadence pendant une heure et lui jetèrent douze pièces avant de disparaître.
Quand ils furent revenus de leur stupeur, Abdullah et sa mère se rendirent compte qu’ils pouvaient fort bien vivre du produit du candélabre car ils découvrirent aussi qu’ils pouvaient obtenir chaque jour douze pièces d’argent de " la danse des derviches ".
Mais il ne se passa pas longtemps avant qu’Abdullah ne se reprenne à songer aux incalculables richesses qu’il avait entrevues dans la caverne souterraine, et il décida de voir s’il pouvait trouver une autre occasion de faire fortune.
Il chercha encore et encore mais il ne parvint pas à retrouver l’entrée de la caverne. Désormais, le désir d’être riche était devenu une obsession qui ne le quittait plus. Alors il se mit en route et voyagea de par le monde jusqu’à ce qu’il arrive un jour aux portes d’un palais où vivait le derviche misérable que sa mère avait découvert, chancelant, près de chez elle.
Cela faisait des mois et des mois qu’il cherchait… Abdullah se sentit tout heureux lorsqu’on le conduisit auprès du derviche. Il était entouré d’une horde de disciples et royalement vêtu.
« O ingrat ! Dit le derviche, je vais te montrer maintenant ce que le candélabre peut faire en vérité. « Il prit un bâton, en frappa le candélabre : chaque branche se transforma en un trésor plus vaste que tout ce que le jeune homme avait pu voir dans la caverne. Le derviche fit emporter l‘or, l’argent et les bijoux pour qu’ils fussent distribués à des gens méritants et voilà qu’à nouveau on put voir le candélabre, dressant ses branches, prêt à resservir.
Le derviche se tourna vers le jeune homme : « Puisqu’on ne peut compter sur toi pour faire les choses correctement et parce que tu as trahi la confiance que j’avais mise en toi, il te faut me quitter. Mais puisque tu as malgré tout rapporté le candélabre, tu peux prendre avec toi un chameau et sa charge d’or. »
Abdullah passa la nuit au palais et, au petit matin, il réussit à cacher le candélabre dans le bât du chameau. Sitôt rentré chez lui, il alluma les bougies et frappa le candélabre de son bâton.
Mais il n’avait toujours pas appris comment la magie opérait : au lieu d’utiliser la main droite pour tenir le bâton, il s’était servi de la gauche. Les douze derviches apparurent immédiatement, prirent l’or et les bijoux, sellèrent le chameau, saisirent le candélabre et disparurent.
La situation d’Abdullah était pire qu’auparavant car il gardait toujours le souvenir de son inaptitude, de son ingratitude et de son forfait. Et il ne pouvait oublier que la richesse avait été à portée de sa main. Mais il n’eut plus jamais d’autres occasions et jamais plus son esprit ne fut tout à fait tranquille."
***
"Ce conte a été conçu dans une école soufi comme « exercice de développement « à l’adresse d’un certain nombre d’étudiants considérés comme trop terre-à-terre. Il fait allusion d’une façon déguisée à certains exercices derviches et indique que ceux qui utilisent des procédés mystiques sans avoir triomphé de certaines tendances personnelles peuvent se nuire, ou travailler pour rien."
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06/05/2009
Namouss le moucheron et l'éléphant
tiré du livre intitulé Contes Derviches, de Idries Shah
"Il était une fois un moucheron qui s’appelait Namouss et qui était connu de tous, en raison de sa grande sensibilité, sous le nom de Namouss le Perceptif. Or donc, un jour, le moucheron Namouss, après avoir mûrement réfléchi à sa condition et pour de bonnes et suffisantes raisons, décida de déménager. Il choisit à cet effet un lieu éminemment approprié — l’oreille d’un certain éléphant.
Tout ce qui lui restait à faire était d’y transporter ses biens sans plus attendre. Et c’est ainsi que Namouss s’installa en bonne et due forme dans sa vaste et ô combien attrayante demeure. Le temps passa. Le moucheron éleva plusieurs générations de petits moucherons et les envoya de par le monde. Au fil des ans, il connut les moments d’anxiété et d’euphorie, les sentiments de joie et de chagrin, d’insatisfaction et d’accomplissement, qui sont le lot habituel du moucheron où qu’il se trouve.
L’oreille de l’éléphant était son foyer et, comme il en va toujours en pareil cas, il sentait, et ce sentiment persista jusqu’à devenir permanent, qu’il existait un rapport étroit entre sa vie, son histoire, son être même et cette demeure. L’oreille était si chaude, si accueillante, si vaste ; elle était le théâtre de tant d’expériences !
Bien entendu, Namouss n’avait pas emménagé sans la cérémonie requise ni le respect approprié des rites exigés par la situation. Le premier jour, juste avant d’entrer dans les lieux, il avait proclammé sa décision du plus haut de sa petite voix. « O Éléphant ! Avait-il crié, sache que nul autre que moi, Namouss le Moucheron, connu sous le nom de Namouss le Perceptif, se propose d’établir sa demeure en ce lieu. Comme il s’agit de ton oreille, et sacrifiant à la coutume, je t’informe de mon intention. »
L’éléphant n’avait pas soulevé d’objections.
Ce que Namouss ne savait pas, c’est que l’éléphant ne l’avait pas entendu du tout. Du reste, il n’avait pas non plus ressenti l’arrivée ( ni même la présence ou l’absence ) du moucheron et de ses nombreux enfants. Pour ne pas s’étendre sur ce point plus longtemps qu’il n’est nécessaire, disons qu’il ignorait tout de la présence des moucherons.
Et lorsque vint le moment où Namouss le Perceptif décida de déménager à nouveau, pour des raisons qui lui semblaient importantes et irrésistibles, il se dit après mûre réflexion qu’il devait procéder à ce déménagement en accord avec la coutume établie et sacro-sainte. Il prépara en conséquence la déclaration solennelle de son départ de l’oreille de l’éléphant.
Quand la décision finale et irrévocable fut prise et qu’il eut suffisamment répété son discours, Namouss cria à nouveau dans l’oreille de l’éléphant. Il cria une fois, et il n’y eut pas de réponse. Il cria à nouveau, l’éléphant restait toujours silencieux. La troisième fois, rassemblant toute la force de sa voix, déterminé à faire entendre ses pressantes et néanmoins éloquentes paroles, il s’écria : « O Éléphant ! Sache que moi, le Moucheron Perceptif Namouss, je me propose de quitter mon foyer et ma demeure, d’abandonner ma résidence dans cette oreille qui est tienne et où j’ai vécu si longtemps. Et ceci pour une importante et suffisante raison que je suis prêt à t’expliquer. »
À ce moment, les paroles du moucheron atteignirent enfin l’ouïe de l’éléphant et son cri fut enregistré. L’éléphant méditait sur ces paroles, quand Namouss s’écria : « Qu’as-tu à dire en réponse à cette nouvelle ? Quels sont tes sentiments vis-à-vis de mon départ ? »
L’éléphant leva son énorme tête et poussa quelques barissements. Et ces barissements signifiaient : « Va en paix — car en vérité ton départ présente autant d’intérêt et de signification pour moi que ton arrivée. »"
"À première vue le conte de Namouss le Perceptif pourrait être pris pour une illustration sardonique de l’inutilité de la vie. Pour le Soufi, une telle interprétation ne ferait que révéler l’insensibilité du lecteur.
Ce que l’on veut souligner ici, c’est le manque de jugement dont font preuve les hommes en général quant à l’importance relative des choses de la vie.
Ce qui est important est fréquemment considéré comme étant sans importance et ce qui est insignifiant semble vital.
Cette histoire est attribuée au Sheikh Hamza Malamati Maqtul. C’est lui qui organisa les Malamatis. Soupçonné d’être un Chrétien, il fut exécuté en 1575."
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