29/11/2009
Un extrait de : La Peau de chagrin
En avançant de quelques pages dans le roman de Balzac, "j’ai assisté" à la rencontre de Raphaël avec Pauline, et puis un peu plus loin à celle du même jeune homme avec Fœdora. La condition des deux femmes est très différente. L’une connaît la précarité, l’autre vit dans une relative opulence. Raphaël éprouve pour Pauline une tendresse qu’il veut toute fraternelle, et tombe en revanche presque amoureux de Fœdora avant même de l’avoir vue tant ce que Rastignac lui confie au sujet de la jeune comtesse l’intrigue positivement. Comme si Rastignac connaissant les failles de Raphaël prenait un malin plaisir, malgré ses mises en gardes, lesquelles ne sont que formelles, à le précipiter dans la "gueule du loup". On voit aussi dans l’extrait qui va suivre l’éternel malentendu entre les sexes lorsqu’une femme veut en rester à l’amitié avec un homme qui la désire :
« … Ces querelles, auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y déployait tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur ! En ce moment notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était glaciale ; moi, j’appréhendais un malheur. — "Vous allez m’accompagner ", me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots : — "Je n’ai pas de monnaie, mon cher ! " furent dits sur un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur ! Moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité ! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air . En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec une sorte de solennité : — "Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance ; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme." Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leur client les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et décents, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh ! Mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont adorables, elles aiment et veulent être aimées ! Un jour elles vous récompenseront de vos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres ; elles nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont la violence est appréciée par elles, leur méchanceté n’est-elle pas pleine passion ? Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice ? En ce moment Fœdora marchait sans le savoir sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon. — "Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots." D’abord les paroles me manquèrent et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi ; mais bientôt je refoulai mes sensations au fond de mon âme, et me mis à sourire : — "Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez. Les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien ; trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh ! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense ? Vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour ? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité : ne serait-ce pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée ? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous ? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes, je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser, il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous ! " Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh ! bien, la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrent ni un mouvement ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.
…" Balzac
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27/11/2009
Salon du livre de Loos-lez-Lille
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Petite note au passage
Balzac est évidemment un observateur très attentif de son époque, malgré tout il ne voit rien venir en terme de droits de la femme. Hugo était nettement plus sensible à ce sujet, quoique pas toujours (quand il fait par exemple des descriptions physiques plutôt pointues de femmes, il se montre parfois assez sélectif tandis que Balzac est plus élégant).
L’auteur de La Peau de chagrin analyse en profondeur les tourments de Raphaël, auquel il semble parfois s’identifier quelque peu mais, tiens donc, ce personnage impute aux femmes la responsabilité de ses déboires auprès d’elles, sans se remettre en question le moins du monde. Par ailleurs, je note que l’écrivain emploie parfois ces termes qui sentaient je suppose plus que jamais le soufre en cette période de l'histoire :"l’homme supérieur", quand Raphaël parle de sa personne par exemple ; par cela il entend "simplement": l’homme qui a étudié. Le jeune homme se considère en effet supérieur à d’autres hommes socialement beaucoup plus élevés que lui, mais sots dit-il en raison de leur comportement ou/et de leur ignorance patente. J’en déduis quand même au passage qu’à l’époque il ne faisait déjà pas bon avoir certains soucis de santé.
Cet auteur est néanmoins à mes yeux un génie de l’écriture, il n’a pas son pareil pour évoquer en filigrane l’histoire tragique de ce Paris dans lequel ses personnages, dont la condition est toujours pathétique, évoluent. Il nous dévoile leurs âmes tourmentées et nous les suivons dans tous les coins de la ville. Voyage spatio-temporel imprégné de la première touche fantastique car il y a un talisman dans l’histoire.
Vous l'avez décidément compris cette note était à propos de La Peau de chagrin de Balzac, en cours de lecture.
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