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30/12/2013

Un extrait du roman Valentine, de George Sand

"À mesure que l’on avançait dans la vallée, la route devenait plus étroite. Bientôt, il fut impossible à Valentine de la côtoyer parallèlement à la voiture. Elle se tint quelque temps par derrière ; mais comme les inégalités de terrain forçaient souvent le cocher à retenir brusquement ses chevaux, celui de Valentine s’effarouchait chaque fois que la voiture s’arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc d’un endroit où le fossé disparaissait pour passer devant, et alors elle galopa beaucoup plus agréablement, n’étant gênée par aucune appréhension, et laissant à son vigoureux et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.

 

Le temps était délicieux ; la lune, n’étant pas levée, laissait encore le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages ; de temps en temps, un ver luisant chatoyait dans l’herbe, un lézard rampait dans le buisson, un sphinx bourdonnait sur une fleur humide. Une brise tiède s’était levée toute chargée de l’odeur de vanille qui s’exhale des champs de fèves en fleur. La jeune Valentine, élevée tour à tour par sa sœur bannie, par sa mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand-mère étourdie et jeune, n’avait été définitivement élevée par personne. Elle s’était faite elle-même ce qu’elle était, et, faute de trouver des sympathies bien réelles dans sa famille, elle avait pris le goût de l’étude et de la rêverie. Son esprit, naturellement calme, son jugement sain, l’avaient également préservée des erreurs de la société et de celles de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur, elle savourait le bien-être de cette soirée de mai si pleine de chastes voluptés pour une âme poétique et jeune. Peut-être aussi songeait-elle à son fiancé, à cet homme qui, le premier, lui avait témoigné de la confiance et du respect, choses si douces à un cœur qui s’estime et qui n’a pas encore été compris. Valentine ne rêvait pas la passion ; elle ne partageait pas l’empressement altier des jeunes cerveaux qui la regardent comme un besoin impérieux de leur organisation. Plus modeste, Valentine ne se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves. Elle se pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir ; elle l’acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait d’échapper à ces inclinations ardentes qui faisaient sous ses yeux le malheur des autres ; à l’amour du luxe, auquel sa grand-mère sacrifiait toute dignité ; à l’ambition, dont les espérances déçues torturaient sa mère ; à l’amour, qui avait si cruellement égaré sa sœur. Cette dernière pensée amena une larme au bord de sa paupière. C’était là le seul événement de la vie de Valentine ; mais il l’avait remplie ; il avait influé sur son caractère, il lui avait donné à la fois de la timidité et de la hardiesse : de la timidité pour elle-même, de la hardiesse quand il s’agissait de sa sœur. Elle n’avait, il est vrai, jamais pu lui prouver le dévouement courageux dont elle se sentait animée ; jamais le nom de sa sœur n’avait été prononcé par sa mère devant elle ; jamais on ne lui avait fourni une seule occasion de la servir et de la défendre. Son désir en était d’autant plus vif, et cette sorte de tendresse passionnée, qu’elle nourrissait pour une personne dont l’image se présentait à elle à travers les vagues souvenirs de l’enfance, était réellement la seule affection romanesque qui eût trouvé place dans son âme.

 

L'espèce d’agitation que cette amitié comprimée avait mise dans son existence s’était exaltée encore depuis quelques jours. Un bruit vague s’était répandu dans le pays que sa sœur avait été vue à huit lieues de là, dans une ville où jadis elle avait demeuré provisoirement pendant quelques mois. Cette fois, elle n’y avait passé qu’une nuit et ne s’était pas nommée ; mais les gens de l’auberge assuraient l’avoir reconnue. Ce bruit était arrivé jusqu’au château de Raimbault, situé à l’autre extrémité de la Vallée Noire. Un domestique, empressé de faire sa cour, était venu faire ce rapport à la comtesse. Le hasard voulut que, dans ce moment, Valentine, occupé à travailler dans une pièce voisine, entendit sa mère élever la voix, prononcer un nom qui la fit tressaillir. Alors, incapable de maîtriser son inquiétude et sa curiosité, elle prêta l’oreille et pénétra le secret de la conférence. Cet incident s’était passé la veille du premier mai ; et maintenant, Valentine, émue et troublée, se demandait si cette nouvelle était vraisemblable, et s’il n’était pas bien possible que l’on se fût trompé en croyant reconnaître une personne exilée du pays depuis quinze ans.

 

En le livrant à ces réflexions, Mlle de Raimbault, légèrement emportée par son cheval, qu’elle ne songeait point à ralentir, avait pris une avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée lui en vint, elle s’arrêta, et, ne pouvant rien distinguer dans l’obscurité, elle se pencha pour écouter ; mais, soit que le bruit des roues fût amorti par l’herbe longue et humide qui croissait dans le chemin, soit que la respiration haute et pressée de son cheval, impatient de cette pause, empêchât un son lointain de parvenir jusqu’à elle, son oreille ne put rien saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle retourna aussitôt sur ses pas, jugeant qu’elle s’était fort éloignée, et s’arrêta de nouveau pour écouter, après avoir fait un temps de galop sans rencontrer personne.

 

Elle n’entendit encore cette fois que le chant du grillon qui s’éveillait au lever de la lune, et les aboiements lointains de quelques chiens."

George Sand Romans 1830 Éd. Omnibus

08:55 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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