14/11/2013
Yvette, Jules et Eugénie
Yvette sortit de la voiture quelques-unes des cagettes de plastique qui étaient entreposées en nombre assez conséquent dans son garage depuis quelques années, elle avait décidé de délester l’endroit d’une douzaine de ces babioles plus civiquement qu’en allant les balancer à la déchetterie, et les déposait donc ce matin-là, devant la maison de ses parents, ils en trouveraient plus sûrement usage. Son père faisait encore à un âge assez avancé de bonnes récoltes chaque année de pommes de terre, échalotes, carottes et autres légumes, et sa mère stockait des pots de confitures vides en prévision des prochaines à confectionner la saison suivante… chez elle par contre, pensa-t-elle, les caissettes ne servaient plus à rien et pour la plupart d’ailleurs n’avaient jamais servi à grand-chose. Comment alors cette collection de contenants de plastique, presque tous bleus, à l’exception de quelques verts, avait-elle trouvé son origine l’espace, seulement, de deux ou trois mois au plus ? Yvette prise du vertige de l’incompréhension de ses propres motivations d’alors éprouva le besoin instinctif de s’expliquer la chose par quelques mots destinés à ses parents, prenant pour prétexte qu’ils seraient sûrement partis aux courses à l’heure de son passage chez eux. Ils étaient griffonnés au crayon "de bois", à la va-vite, sur une feuille de classeur petit format, et ainsi libellés :
« Bonjour. Je suis passée déposer ces cagettes comme prévu. Elles m’ont servies à l’époque à stocker des coupons de tissu. Aujourd’hui elles sont devenues encombrantes pour moi mais je suis sûre qu’elles vous seront utiles pour les légumes et les pots de confiture. Comme promis dix pots vides.
Bonne journée à vous
Yvette »
Ses parents se montraient facilement effarouchés avec l'âge et se méfiaient grandement de tout ce qui leur semblait hors des clous, comme des objets en série laissés inopinément devant leur porte ; elle avait donc pris cette précaution, en somme, pour les rassurer tous trois, leur amenant, comme on l'a vu et qui plus est, une quantité tout à fait raisonnable et raisonnée de caisses et non pas les quarante. D’un coup du moins.
Elle activa la clinche, la porte s’ouvrit. Sa mère se tenait assise près du téléphone, comme prête à s’en aller, son sac à main posé sur une chaise devant elle. « Mon petit mot était inutile alors, s’exclama Yvette, avec un certain enjouement avant de lui faire la bise. Vous allez aux courses ? Je croyais que vous seriez déjà partis. » la mère, Eugénie, répartit que non et lui offrit un café.
Le temps qu’Yvette apporte les caisses restantes son père se tenait, souriant, dans le couloir. Tous les trois eurent des choses à se dire ce matin-là, bien qu’Yvette leur parlât comme à son habitude par tâtonnements, sans chercher à plaire ou déplaire, reprenant simplement contact tant bien que mal avec un univers, celui des parents, dont elle n‘avait jamais très bien compris tous les codes, faits d’ailleurs pour la plupart de silences, entendus ou pas. Elle leur raconta, comme on réalise un exercice délicat d’habileté diplomatique, qu’elle était allée fleurir la tombe lointaine de la famille de son compagnon du fait que ces aïeux-là n’avaient plus de parent valide sur place pour s'en occuper, et ajouta qu’au dire de quelqu'un qui l’avait récemment appelée d'une ville du grand sud-ouest, les tombes abandonnées pouvaient susciter une initiative regrettable de la part du responsable du cimetière, comme le déménagement inopportun des dépouilles des défunts vers une fosse commune. « Je leur ai fait un petit jardin, avec des cyclamen, une bruyère, un petit sapin…. » précisa-t-elle. La sonnerie du téléphone retentit, c’était une amie de sa mère, devant la maison de laquelle Yvette était passée tout à l‘heure. Par le haut-parleur elle entendit l’interlocutrice de sa respectable génitrice s’enquérir de la situation et pensa instantanément que certaines "vieilles" personnes avaient peur de tout ce qui ne faisait pas partie de leur monde, dont elle-même manifestement, et ils avaient probablement un peu la trouille de leur propre fille. Drôle de solidarités de village, sans fondement parfois, où le fantasme prend vite le pas sur le réel. Yvette voulut s’en aller, mais ils la retinrent et l’invitèrent à manger avec eux. Son père l’emmena, en attendant le festin, dans la véranda afin d’y faire admirer ses plantes. Arrivée près de l’escalier, elle sentit l’odeur particulière de la maison qui, à cet endroit, se diffusait avec plus d’insistance, c’était le parfum que père et mère dégageaient ensemble pensa-t-elle, et non pas l’un ou l'autre parfums d’entretien, une connivence charnelle ; elle était sûre d’avoir déjà respiré cette odeur ténue et insistante dans leur ancienne maison, senteur qui constituait quelque chose de son enfance et la fit s’attarder au pied des marches "Vous avez mis une rampe nouvelle contre ce mur ?", "Des poignées, répondit le père, sinon Eugénie ne pourrait plus monter jusqu'à sa chambre. »
Le repas se déroula sur fond d’ambiance de jeux télévisés. Eugénie déclara que certains, qui connaissaient leur habitude de regarder ces émissions faisaient à ce propos des mines … à ce moment, Eugénie les imita par une mimique de mépris appuyée qui se voulait de sa part anodine, et reprit « mais le médecin me félicite. Il a dit que s’il pouvait il inscrirait les jeux sur son ordonnance. Le neurologue. Première du canton au certificat d’études, il l’a noté. Les médecins m’envoient toutes les lettres qu’ils s’envoient, le cardiologue a même écrit au neurologue pour lui dire qu’il ne voyait pas d’inconvénient au changement du médicament qu’il m’avait prescrit. J’ai le courrier ici, c’est pour ça que je garde toujours mon sac près de moi quand je dois téléphoner à l’un ou l’autre. » Yvette vit le visage de sa mère exprimer une satisfaction proche de la fierté et déclara trouver intéressant le jeu des chiffres et des lettres qu’il lui arrivait de suivre de temps à autre ; elle ne put s’empêcher d’ajouter, empreinte d’une modestie qui lui sembla friser le pathologique, qu’elle recourait alors au papier et au crayon pour trouver des comptes. La mécanique huilée du père fonctionnait comme de coutume quand il s’empressa d’ajouter qu’Eugénie faisait tout "de tête". Yvette se permit de douter quant à l‘attitude du paternel qui, avisa-t-elle, tenait sûrement plus de la velléité que de la vanité réelle. Et quand bien même, elle se sentait très loin, n’aimait-elle pas un fils dont le cerveau avait subi, d'une façon ou d'une autre, quelque dommage. Indifférente elle l'était à ce moment.
"Et toi papa, tu n’écris pas tes comptes ? Le jeu devient plus amusant…"
Le père répondit que non avec un air buté mais ajouta qu’il savait n’être pas bête et que s‘il avait fait des études…
La phrase anodine que lança Yvette orienta la conversation ailleurs. Ses parents lui parlèrent alors des sœurs machin qui se jalousaient, dans une famille du village. Le sentiment de jalousie lui était depuis longtemps devenu étranger de par notamment ce qu’elle éprouvait de responsabilité à l’égard d’un être vulnérable. Vulnérables, Jules et Eugénie l’étaient aussi désormais. Ou sûrement l'étaient-ils comme tout le monde finalement, depuis toujours, certains avec plus ou moins de ressentiment selon les heures. Elle avait appris la distance, c'est tout. Ils lui offrirent une pomme en dessert, son père lui tendit ensuite, non sans une pointe de fierté, une corbeille de raisin issu de la seule vigne qu’il possédât dans son pays du nord, celle qui grimpait le long de la clôture hautement grillagée du jardin, Yvette le trouva un peu aigre, mais le mangea quand même tandis qu’Eugénie dodelinait de la tête devant la télé.
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