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14/03/2013

Les petits pas

Juliette se pointa à la pharmacie, le patron conversait avec une employée, il la regarda furtivement avant de se diriger droit sur elle et lui serra la main d’un air affable. Attitude qu’il avait adoptée envers de nombreux clients chaque fois qu’il rendait ce qui semblait être une visite surprise à sa "boutique". Cette politesse, le quotidien solitaire de Juliette, la lui fit ressentir comme quelque chose d’un peu abrupt par sa soudaineté, elle improvisa un :

«  Vous êtes allé vous promener au soleil, n’est-ce pas ? avec ce hâle … »

— « Non, quelques séances de …"  Juliette devina plus qu’elle ne comprit la suite du propos de son interlocuteur et répondit un enjoué « Vous avez raison, cela vous va bien. » Les trois employées sourirent  sans que Juliette pût deviner leurs pensées et l’homme apparemment satisfait de cet échange d’amabilités s’en alla dans l’arrière-boutique comme on quitte la scène d'un théâtre, ce théâtre qu'offre souvent la vie. Juliette rangea soigneusement sa carte vitale, emporta sa marchandise, salua à la ronde, et se dirigea à son tour, avec le plus de désinvolture possible, vers sa  porte de sortie. Il n’était que neuf heures du matin, dehors elle retrouva le sol glissant. Elle s’était déjà rendue, dès huit heures, chez le garagiste et se retrouvait donc sans voiture. Un drôle de conducteur de camionnette avait failli la renverser à peine s’était-elle éloignée de quelques mètres après avoir laissé sa voiture au garage. Juliette avait pu dévisager en un millième de seconde son agresseur et, continuant son chemin vers la pharmacie s’était imaginé en train d’écrire un texte narrant l’incident, un texte où elle décrirait une femme enveloppée d’une doudoune noire, insultant un jeune conducteur parce qu’il avait sciemment accéléré lorsqu’il l’avait vue traverser à petits pas précautionneux l’avenue, ce texte dirait comment le conducteur, ne supportant pas le contraste qu’offrait sa démarche de geisha et sa silhouette épaissie par la doudoune, avait exprimé un mépris assassin des plus banal de la part d’un macho en mal d’expression. L’homme encore jeune était probablement du coin, oui… se dit-elle, elle écrirait donc dans ce texte « le chti » pour le désigner puis, dans un style original, elle se raviserait et écrirait : « Utiliser "chti" comme une injure ? Absurde. Dirons-nous alors de lui qu’il est une sorte d’artésien mal léché ? » elle préciserait que dans la région « artésien » est plus souvent une marque d’autobus qu'autre chose pour les gens, ce qui donnerait au texte un petit côté absurde, d‘autant plus qu‘elle aussi était une femme de la région. Juliette marchait de nouveau sur le verglas de ce pas toujours précieux qui avait, selon elle, fait sortir de ses gonds l’homme de tout à l’heure, mais comment faire autrement ? Après quelques emplettes au magasin d’alimentation elle partit vers la bibliothèque. Dix heures moins vingt lorsqu’elle arriva. Elle pouvait attendre dans le hall, le temps que la bibliothèque ouvrît. Une employée quinquagénaire descendit l’escalier et se mit en devoir de lui parler,  quelques remarques à propos du temps et de la neige et elle lui dit à brûle pourpoint :

 

« Nous avons un pape... François. » et attendit une réponse, laquelle vint sans tarder, Juliette étant en terrain connu :

 

— Un signe vers les pauvres, paraît-il.

 

— Un bon signe. Un pape argentin, c’est bien.

 

Dans un élan de générosité la femme offre à Juliette des journaux, en précisant d’un ton suave qu’ils sont gratuits. Juliette, bien qu’elle ne portât pas les lunettes appropriées pour la lecture dit que cela lui fera passer le temps en attendant l’ouverture de la bibliothèque, et parcourt d‘un air distrait les gros titres en se disant qu‘elle poursuivrait le texte de l‘incident de la route, et écrirait quelques mots concernant la singulière hôtesse d‘accueil. Elle écrirait quelque chose comme : «  à sa façon directe de m’adresser chaleureusement la parole je devinai que la dame était probablement de lointaine origine polonaise, les gens de souche de ce coin-ci étant souvent  trop coincés pour adresser chaleureusement la parole à quelqu’un sans le connaître … qui plus est, les polonais sont très branchés religion. » Juliette se dit qu’au fond, elle, avait  l’esprit ouvert. Arrive une autre femme, collègue de l’hôtesse « d’origine polonaise », les deux se dirigent vers le bureau d’accueil adjacent, et Juliette en profite bientôt pour s’en aller attendre ailleurs. Pourquoi ne pas se prendre un petit chocolat chaud ? Le patron du bistrot la voit entrer, secouant son pull pour le débarrasser des flocons de neige agrippés à la laine, elle oublie ses cheveux, recouverts d’une légère calotte blanche.

 

— Vous sortez par ce temps, madame ?

 

— Je dois rendre le bouquin que j’ai emprunté à la bibliothèque …

 

— Oh ! Avec ce temps, ils se seraient pas formalisés… Et dire qu’il y a à peine une petite quinzaine de jours les gens mangeaient à la terrasse, maintenant tout le monde demande du chocolat chaud et des choses comme ça. 

 

— Oui, dit juliette, l’air contrit, et les forains ne doivent pas être contents non plus. Déjà qu’on ne voulait pas qu’ils se mettent sur la place comme d’habitude… et maintenant le temps pourri.

 

— Ah ouais, c’est triste pour eux tout ça.

 

L’homme va et vient, s’active, Juliette sirote son chocolat. Enfin dix heures. La voilà enfin qui rend ce fichu bouquin.

— Oh, dit le bibliothécaire, 15 jours de retard !

 

— Excusez-moi, c’est le mauvais temps …

 

— C’est vrai, le mauvais temps…

 

À la mine du bonhomme Juliette prend un ton blagueur :

 

— j’avais complètement oublié le livre en fait … sûrement parce que je voulais le garder encore un peu, je l’aime bien Camus…

 

— Et pourtant c’est une peste ! Dit l’homme

 

Les deux rient en se saluant et Juliette s’en va. Presque onze heures déjà lorsqu’elle rentre chez elle d’un petit pas pressé et lent.

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