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10/02/2013

Père Ubu et Mère Ubu

J’ai décidé de relire quelques classiques de théâtre  pour me muscler un peu la mémoire. Mais parmi les quelques livres que je me suis procuré, j'ai pris au hasard Ubu roi, que je ne connaissais que de réputation. J’ai commencé la lecture d'Ubu roi ce matin. J'ai d'abord appris au passage, à la lecture de l'introduction, que ce serait des élèves d’un lycée de Rennes qui ont inventé le personnage de Ubu, pour se moquer d’un professeur de physique ;  sur le moment j'ai redouté d'avoir à me colleter avec l’humour pénible émanant d’ados pubères mal dans leur peau,  mais en fait, dès la première page j’ai trouvé une fraîcheur encourageante. C'est une langue que je dirais "de défoulement", la jeunesse rit de la méchanceté et de la bêtise d'adultes obscènes à force de méchanceté imbécile. Alfred Jarry commence par "contrefaire"  ou parodier le théâtre classique, sans méchanceté pour le coup.

 On pourrait bien devenir ce genre d’adulte dont se moque Alfred Jarry, gratuitement bêtes et méchants, si on n’y prenait garde ; concernant l'auteur, j'y vois un genre d’auto inoculation, joyeusement administrée, contre l'ineptie. Scène I de Ubu roi :

Père Ubu — Merdre !

Mère Ubu — Oh ! Voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

Père Ubu — Que ne vous assom’je, Mère Ubu !

Mère Ubu — Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.

Père Ubu — De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

Mère Ubu — Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?

Père Ubu — De par ma chandelle verte, merdre madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?

Mère Ubu — Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?

Père Ubu — Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

Mère Ubu — Tu es si bête !

Père Ubu — De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ?

Mère Ubu — Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?

Père Ubu — Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.

Mère Ubu — Eh ! Pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?

Père Ubu — Eh vraiment ! Et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?

Mère Ubu — À ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.

Père Ubu — Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée.

Mère Ubu — Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

Père Ubu — Ah ! Je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure.

Mère Ubu — Ah ! Bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

Père Ubu — Oh non ! Moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! Plutôt mourir !

Mère Ubu , à part. Oh ! Merdre ! ( haut. )— Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu ?

Père Ubu — Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

Mère Ubu — Et la capeline ? Et le parapluie ? Et le grand caban ?

Père Ubu — Eh bien, après, Mère Ubu ?

Il s’en va en claquant la porte.

Mère Ubu, seule. — Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

06:44 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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