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22/01/2013

..."et il n'y avait plus pour nous que des instants"

Un deuxième extrait de La peste d'Albert Camus :

"Et pendant toute la fin de l’été, comme au milieu des pluies de l’automne, on put voir le long de la corniche, au cœur de chaque nuit, passer d’étranges convois de tramways sans voyageurs, brinquebalant au-dessus de la mer. Les habitants avaient fini par savoir ce qu’il en était. Et malgré les patrouilles qui interdisaient l’accès de la corniche, des groupes parvenaient à se glisser bien souvent dans les rochers qui surplombent les vagues et à lancer des fleurs dans les baladeuses, au passage des tramways. On entendait alors les véhicules cahoter encore dans la nuit d’été, avec leur chargement de fleurs et de morts.

Vers le matin, en tout cas, les premiers jours, une vapeur épaisse et nauséabonde planait sur les quartiers orientaux de la ville. De l’avis de tous les médecins, ces exhalaisons, quoique désagréables, ne pouvaient nuire à personne. Mais les habitants de ces quartiers menacèrent aussitôt de les déserter, persuadés que la peste s’abattait ainsi sur eux du haut du ciel, si bien qu’on fut obligé de détourner les fumées par un système de canalisations compliquées et les habitants se calmèrent. Les jours de grand vent seulement, une vague odeur venue de l’est leur rappelait qu’ils étaient installés dans un nouvel ordre, et que les flammes de la peste dévoraient leur tribut chaque soir.

Ce furent là les conséquences extrêmes de l’épidémie. Mais il est heureux qu’elle ne se soit point accrue par la suite, car on peut penser que l’ingéniosité de nos bureaux, les dispositions de la préfecture et même la capacité d’absorption du four eussent peut-être été dépassées. Rieux savait qu’on avait prévu alors des solutions désespérées, comme le rejet des cadavres à la mer, et il imaginait aisément leur écume monstrueuse sur l’eau bleue. Il savait aussi que si les statistiques continuaient à monter, aucune organisation, si excellente fût-elle, n’y résisterait, que les hommes viendraient mourir dans l’entassement, pourrir dans la rue, malgré la préfecture, et que la ville verrait, sur les places publiques, les mourants s’accrocher aux vivants avec un mélange de haine légitime et de stupide espérance.

C’était ce genre d’évidence ou d’appréhensions, en tout cas, qui entretenait chez nos concitoyens le sentiment de leur exil et de leur séparation. À cet égard, le narrateur sait parfaitement combien il est regrettable de ne pouvoir rien rapporter ici qui soit vraiment spectaculaire, comme par exemple quelque héros réconfortant ou quelque action éclatante, pareils à ceux qu’on trouve dans les vieux récits. C’est que rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n’apparaissaient pas comme de grandes flammes somptueuses et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage.

Non, la peste n’avait rien à voir avec les grandes images exaltantes qui avaient poursuivi le docteur Rieux au début de l’épidémie. Elle était d’abord une administration prudente et impeccable, au bon fonctionnement. C’est ainsi, soit dit entre parenthèses, que pour ne rien trahir et surtout pour ne pas se trahir lui-même, le narrateur a tendu à l’objectivité. Il n’a presque rien voulu modifier par les effets de l’art, sauf en ce qui concerne les besoins élémentaires d’une relation à peu près cohérente. Et c’est l’objectivité elle-même qui lui commande de dire maintenant que si la grande souffrance de cette époque, la plus générale comme la plus profonde, était la séparation, s’il est indispensable en conscience d’en donner une nouvelle description à ce stade de la peste, il n’en est pas moins vrai que cette souffrance elle-même perdait alors de son pathétique.

Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient le plus souffert de cette séparation, s’habituaient-ils à la situation ? Il ne serait pas tout à fait juste de l’affirmer. Il serait plus exact de dire qu’au moral comme au physique, ils souffraient de décharnement. Au début de la peste ils se souvenaient très bien de l’être qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaient difficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure même où ils l’évoquaient et dans des lieux désormais si lointains. En somme, à ce moment-là, ils avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu’ils eussent oublié ce visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne l’apercevaient plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Et alors qu’ils avaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plus affaire qu’à des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurent par la suite que ces ombres pouvaient encore devenir plus décharnées, en perdant jusqu’aux infimes couleurs que leur gardait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de séparation, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel, à tout moment, ils pouvaient poser la main.

De ce point de vue, ils étaient entrés dans l’ordre même de la peste, d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous, n’avait plus de grands sentiments. Mais tout le monde éprouvait des sentiments monotones. « Il est temps que cela finisse », disaient nos concitoyens, parce qu’en période de fléau, il est normal de souhaiter la fin des souffrances collectives, et parce qu’en fait, ils souhaitaient que cela finît. Mais tout cela se disait sans la flamme et l’aigre sentiment du début, et seulement avec les quelques raisons qui nous restaient encore claires, et qui étaient pauvres. Au grand élan farouche des premières semaines avait succédé un abattement qu’on aurait eu tort de prendre pour de la résignation, mais qui n’en était pas moins une sorte de consentement provisoire.

Nos concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’étaient adaptés, comme on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance, mais ils n’en ressentaient plus la pointe. Du reste, le docteur Rieux, par exemple, considérait que c’était cela le malheur, justement, et que l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même. Auparavant, les séparés n’étaient pas réellement malheureux, il y avait dans leur souffrance une illumination qui venait de s’éteindre. À présent, on les voyait au coin des rues, dans les cafés ou chez leurs amis, placides et distraits, et l’œil si ennuyé que, grâce à eux, toute la ville ressemblait à une salle d’attente. Pour ceux qui avaient un métier, ils le faisaient à l’allure même de la peste, méticuleusement et sans éclat. Tout le monde était modeste. Pour la première fois, les séparés n’avaient pas de répugnance à parler de l’absent, à prendre le langage de tous, à examiner leur séparation sous le même angle que les statistiques de l’épidémie. Alors que, jusque-là, ils avaient soustrait farouchement leur souffrance au malheur collectif, ils acceptaient maintenant la confusion. Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants."

Pages 197 à 201     

 

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