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03/05/2012

Le Guide part en lambeaux. C'est la suite des Marcheurs

Ils reprirent leur marche ensemble, dans une direction que seul Jeudi connaissait de visu, Tom avait déjà replié et déplié plusieurs fois le plan inséré dans son Guide, afin de localiser l’un des points d’eau se trouvant dans ce grand bois, le plus proche était situé à l’orée et le suivant aux abords d’une clairière circulaire où il voulait se rendre, dans les parages de laquelle des petites croix signalaient « les grottes aux ours », appellation qui, avait-il cru, faisait référence à une quelconque légende censée attirer le promeneur nostalgique, père de famille épris de ses lectures de jeunesse. Tom était un homme de son siècle, tout ce qui avait rapport aux périodes qui précédaient la naissance de ses parents lui semblait antédiluvien ; en dépit d’une fibre artistique qui aurait dû aiguillonner sa curiosité, il renvoyait aux vieilles lunes, et pratiquement sur le même plan à l’échelle du passé, Victor Hugo et Jules César, les ours et les dinosaures. Jeudi le déconcentra, la carte se replia dans un froissement de papier qui couvrit son soupir d’exaspération. 

— Ainsi c’est vous qui faites la cuisine Odette ? Plaisantait-il

— Peter s’y met aussi, depuis que nous bivouaquons il s’intéresse à beaucoup plus de choses, comme si auparavant il avait étouffé entre les murs. N’est-ce pas Peter tu te sens mieux à l’air libre on dirait. 

Peter se contenta de sourire en signe d’assentiment, on entendit la carte que Tom avait ré-ouverte, se déchirer ; une bourrasque l’avait scindée en deux parties inégales.

— Merde ! Le guide commence à partir en lambeaux.

— Merci ! S’exclama Jeudi en riant, ne vous faites pas de soucis, j’ai des cartes de la région plus intéressantes que la vôtre, j’ai du scotch aussi si vous tenez à recoller les morceaux de celle-ci. J’ai aussi pour philosophie de faire de nécessité vertu, je vous invite dans mon squat.

Tom dissimula sa satisfaction par une question à laquelle il ne prêtait lui-même aucune importance, n‘étant pas plus superstitieux qu‘Odette :

— Il n’y a qu’une maison dans cette forêt, c’est celle qu’Odette appelle « la maison ensorcelée » … pour plaisanter, la fameuse corne d’abondance, je suppose que c’est là votre résidence secondaire. Elle est donc ensorcelée cette demeure ? Merci du cadeau... 

— Ces rumeurs autour de cette vieille demeure sont dues à la légende. Légende selon laquelle, il y a deux siècles, une petite fille y aurait été élevée par une louve à la mort accidentelle de ses parents qui étaient des étrangers. Mais une meute s’en est pris un jour à la bête, qu’on a retrouvée égorgée, alors que ses louveteaux, peut-être dévorés ou adoptés par la meute avaient disparu, ainsi que l’enfant dont on craint que l’esprit hante la maison et la forêt. C’est pourquoi un rituel voulait que, récemment encore, l’on amenât régulièrement à manger dans cette maison-sépulture, un rituel visant à apaiser l’esprit du fantôme de cette fillette jamais retrouvée et de la louve qui l’avait élevée. Mais depuis la réintroduction des loups et le projet d’amener les ours, les villageois ne s’en acquittent plus et se sont enfermés dans d’autres croyances, plus figées.

— lesquelles ?

— La croyance par exemple de « l’esprit sain dans le corps sain », sans -t-, je précise, au bout des sain

Jeudi et Tom rirent de bon cœur tandis que Peter et Odette patientaient pour savoir la suite.

— Quelles sont ces croyances reprit Odette dont le ton glacé finit d’éteindre l’hilarité des deux comparses.

— Il s’agit de la croyance, plus exactement nommée, des "deux mondes absolument séparés en dépit des apparences", d’après leur jargon. Elle prône la non compassion de rigueur entre les riches et ceux qu’ils appellent "les gueux", la chose n’est pas nouvelle vous me direz mais s’est radicalisée ici, de façon quelque peu hystérique. Les villageois, depuis qu’ils font partie de la zone verte, zone écologiquement protégée, bénéficient en compensation du "don" de leur forêt, de privilèges énormes, transports gratuits dans des hôpitaux privés en cas d’opération, sinon les soins sont à domicile, voyages organisés et offerts, petites virées en fusées quand le temps s'y prête … enfin tout cela leur a tourné la tête et ils pensent que la bonne forme qui résulte de cette cure de privilèges est en fait due à une supériorité qu’ils auraient de naissance, génétique en quelque sorte, une supériorité qui se traduit également, de leur point de vue, par la plastique. Ils sont assez narcissiques. En même temps ils regrettent le temps d’avant, et pensent que l’esprit de la fillette de la forêt souffre de solitude, elle va finir par se réincarner d’après eux et se venger de leur abandon. Ce sentiment latent de culpabilité les fait haïr, mais de façon sous-jacente, les écolos, scientifiques grâce à qui ils bénéficient de tout ce luxe alors que d'autres n'ont rien, mais qui ont pris la forêt, ils n’aiment pas non plus les étrangers de tous bords qui traînent dans leur petite ville. Toutefois ils nourrissent les chiens des gueux qui reçoivent régulièrement des soins vétérinaires. Il ne faut pas oublier que la réintroduction de certains animaux est à l'origine de ce "don" de la forêt, en attendant  leur apprivoisement, "un don" ou plutôt un prêt, qui a fait leur fortune d'une certaine façon. "Les gueux" , à condition de n’être pas malades ne courent pas plus de danger de se faire assassiner que leur chien dans la région, mais n’obtiendront jamais de logement parce qu'ils seront toujours, tant que perdurera la croyance des autochtones, considérés comme étrangers et inférieurs, étrangers même s’ils sont du pays, dès lors qu’ils ne sont pas spécifiquement de cette région.

— Comment naviguez-vous entre ces deux mondes, en tant qu’étranger justement ? Entre le monde de la forêt et celui des villageois qui vous acceptent dans leurs hôtels.

— Je réside de moins en moins souvent à l‘hôtel, j’y vais prendre quelques informations de temps à autre. Je suis un employé de ces scientifiques et bénéficie donc de quelques privilèges qui ne m‘ont pas tourné la tête, je vous rassure. Ma compagne et moi avons emménagé dans le squat en pleine forêt depuis hier, cette maison est grande, vous pourriez nous aider à la retaper. 

— Vous cachiez bien votre jeu, vous êtes chez vous ici, à l’aise comme un poisson dans l’eau en réalité.

— J’ai à peine menti, je suis vraiment un étranger, qui vient du Srégala, un pays déchiqueté par la guerre. On m’a aidé ici, effectivement, par le biais de ces étranges concours de circonstances… la zone verte n’a pas que du mauvais me concernant. Permettez-moi de vous aider à mon tour.

— Eh bien ma croyance à moi serait plutôt celle de "la paix dans les esprits" pour avoir des pays en  paix.

— Je vous disais tout à l’heure que l’étau se resserrait… je parlais de vous en réalité, vous êtes en danger si vous continuez à rester en dehors de la forêt en raison de l‘originalité de Peter. Les scientifiques du coin vous aideront à vivre en paix avec les animaux de la forêt, il vous suffira de prendre quelques précautions, je serai votre médiateur  et vous introduirai également auprès de ces savants. Concernant les animaux sauvages, ce sera un peu comme en Afrique en somme. 

Peter prit soudain la parole et laissa résonner de sa voix grave, l‘air toujours solennel et digne ces trois mots :

— Je veux bien.

L’esprit apaisé Tom, Peter, Odette et Jeudi marchaient d’un pas léger, malgré les craquements hideux de la forêt, que les habitants du village voisin craignaient tant, au point de la trouver repoussante. Repoussante cette forêt parce qu’elle incarnait elle aussi "la cause" aux yeux de ceux qui pensaient  y avoir abandonné une petite fille. Ces habitants étaient devenus un genre spécial de marginaux de luxe par sa faute et non grâce à elle. Ou devait-on considérer ces autochtones comme responsables de cette situation, en raison même de ces croyances nouvelles qui avaient fait d’eux des égoïstes invétérés.  Une croyance notamment en la toute puissance de la supériorité de leur esprit, sain pensaient-ils, parce qu’il logeait dans un corps à la plastique parfaite, grâce aux soins qui leur étaient prodigués à la demande. Mais pouvait-on avoir prise sur ses propres illusions et comment s'en débarrasser ? En attendant, Peter avait enfin trouvé où s’épanouir, toujours extra-muros, mais protégé durablement de la vindicte éventuelle de ces étranges habitants. Lui, le claustrophobe, continuerait à camper parmi les arbres.         

 

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