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03/04/2012

Le temps du bonheur

— Vous savez Madame Dumollet, vieillir ce n’est pas drôle du tout. Et on n’affronte pas le temps à armes égales selon la vie qu’on a menée ou que l’on a été obligé de mener plutôt, selon l’endroit du monde où l’on se trouve, le métier, enfin tout ça. J’me sens tellement vieille Madame Mollet que ça me travaille ce temps qui passe ; j’ai rêvé que ma grand-mère, décédée depuis bien longtemps vous vous en doutez, était revenue à la vie. Elle que j’ai toujours connue les cheveux blancs, et bien, je la voyais teinte en acajou dans ce rêve, et ça lui allait très bien. Elle repeignait l’intérieur de sa maison avec moi et elle lorgnait sans arrêt sur mes cheveux blancs «  Je suis déçue pensait-elle, je m’attendais à autre chose de sa part, moi qui suis si bien conservée. » Pour vous dire comme ça me travaille.

— Oh vous savez personne ne sait comment il sera à quatre-vingt dix ans. Personnellement je vous trouve bien vaillante encore.

— Vous n’avez pas compris Madame Dumollet : je n’en ai que cinquante. C’est la précocité de ma vieillesse qui me travaille.

— Excusez-moi Madame Dupont. Effectivement. Mais que vous est-il arrivé ?

— Là récemment par exemple, en l’espace d’un an, mes doigts ont gonflé si fort, à cause d’un œdème que je ne peux plus enfiler mon alliance. J’ai essayé de la mettre au petit doigt, mais elle a glissé et j’ai failli la perdre.

— Effectivement c‘est un peu affolant, j‘ai moi-même cinquante sept ans, tout le monde m‘en donne trente cinq. Vous êtes donc plus jeune que moi... en théorie ! Si je pouvais vous aider, croyez bien…

— Le temps passe plus vite pour moi que pour vous. L’avantage est que je n’ai pas le temps de m’ennuyer, et puis j’ai des petites joies sans arrêt. Regardez, par exemple quand je perds mes lunettes et que je les retrouve dans un endroit inattendu, et bien chaque fois c’est une petite victoire sur moi-même que je savoure intensément, chacun ses petits bonheurs Madame Dumollet. Vous c’est encore le grand huit, moi des petits riens m’envahissent de joie. Sauf que, se retrouver plus vieille, virtuellement, que sa propre grand-mère… Vous savez dans ce rêve elle me reprochait ce décalage entre nous.

— En réalité elle est retournée à la poussière Madame Dupont, comme nous le ferons tous, et là enfin nous serons égaux...

— Si être égaux cela veut dire être enfin en phase les uns avec les autres je veux bien, mais si c’est pour ne même pas s’en rendre compte.

Madame Dumollet un peu agacée soupira profondément.

— Bon, Madame Dupont, il faut que j’y aille. Prenez soin de vous et accélérez un peu le pas si vous le pouvez, pour que le temps passe moins vite.

Sur ces paroles elle émit un petit rire forcé, comme pour souligner son trait d'humour, au cas où il serait passé aussi inaperçu qu'une peau de banane sur la trajectoire d'un promeneur  aveugle.

— Gagner dix minutes ne m’avancera à rien si j’arrive tout essoufflée… En parlant de souffle, je vais plutôt essayer de respirer plus doucement, plus profondément… mais je croyais que nous devions prendre le bus ensemble. Nous sommes au même arrêt de bus je vous signale, c’est ce qui a occasionné cette enrichissante conversation.

"Ah oui ! répondit poliment Madame Dumollet, le temps passe tellement vite avec vous ! Ce bus a du retard, une grève peut-être."

"Marchons ensemble alors ! insista Madame Dupont, nous allons dans la même direction !"

Les femmes s’en allèrent, chacune essaya de régler son pas sur celui de l’autre, madame Dupont finit par glisser son bras sous celui de madame Dumollet, qui n’osa pas le lui refuser. « Ah pensa cette dernière, en voilà une qui a besoin d’une béquille ! » Madame Dupont pleine de gratitude savourait quant à elle ce petit moment de pur bonheur.  

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