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11/02/2012

La distillerie de térébentine

Un extrait de cette nouvelle d'Arthur Miller  du livre intitulé Présence  :

"Les Levin étaient impatients de partir. Leur dernières vacances d'hiver — cinq jours interminables sur une plage des Caraïbes — leur avaient fait jurer de ne plus céder à une complaisance décérébrée, mais Haïti promettait d'être différent. Les Levin étaient des gens sérieux ; à une époque où l'on ne montrait pas encore des films étrangers à New York, ils faisaient partie d'un club qui organisait des projections de ces films dans les salles de séjour des uns et des autres, et Mark en particulier s'enthousiasmait pour les Français et les Italiens. Sa femme et lui étaient des pianistes classiques accomplis et s'étaient rencontrés pour la première fois chez leur professeur de piano, elle arrivant pour sa leçon quand lui partait, et ils avaient été immédiatement attirés, l'un et l'autre, par leur taille exceptionnelle. Mark mesurait un mètre quatre-vingt-quinze et Adèle un mètre quatre-vingts tout juste. Se retrouver ensemble avait normalisé ce qu'ils avaient supporté jusque-là comme une sorte de déformation, même si elle avait laissé de rares traces d'ironie agressive dans leurs conversations. Mark disait : «  J'ai enfin rencontré une fille que je peux regarder dans les yeux sans avoir à m'asseoir. Oui, répliquait-elle, et un de ces jours, il va se décider à me regarder. »

Le visage d'Adèle, sous sa frange et ses cheveux coupés court, avait quelque chose d'un peu oriental, les yeux noirs et les pommettes saillantes paraissant compresser son regard, et Mark avait un long visage chevalin, des cheveux frisés et épais, un rire timide, réticent, sauf au cours des journées où, marmonnant de désespoir, il croyait de nouveau que son estomac avait subi une tragique descente d'organe ou que son coeur s'était légèrement déplacé vers le centre de sa poitrine. Toutefois, derrière une ironie circonspecte, ils pouvaient se montrer naïfs au point d'être entraînés suffisamment près de tel ou tel complot idéaliste en faveur du progrès social. En déjeunant dans son bureau de Long Island City, il lisait The New Republic et jetait de temps en temps un coup d'oeil consciencieux à The New Masses ; il buvait son lait en parcourant parfois À la recherche du temps perdu, en français, qu'il aimait à peine moins que sa musique. Ils s'étaient envolés pour Port-au-Prince dans la cabine vrombissante d'un Constellation de la Pan American, s'efforçant tous les deux de repousser la prémonition selon laquelle le voyage était destiné à être un grain de plus sur le chapelet de leurs erreurs."

16:49 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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