30/11/2011
Le Voyage de l'éléphant de José Saramago
Je partage avec José Saramago la même sensibilité vis-à-vis de certains animaux, vaches et éléphants notamment ; par contre il n’a pas l’air d’apprécier les loups outre mesure ; José Saramago est aussi attentif à la condition humaine. J’aime beaucoup ce passage du livre où l’éléphant Salomon va dire adieu aux transporteurs sommés de rentrer chez eux maintenant qu’une certaine étape a été franchie « Il leur fallut encore presque une heure avant de pénétrer dans la ville, une caravane d’hommes et de bêtes épuisés par la fatigue qui avaient à peine la force de lever un bras ou de secouer les oreilles pour remercier des applaudissements avec lesquels les habitants de Castelo Rodrigo les accueillaient. »
Voici l’extrait concernant l’adieu de l’éléphant aux transporteurs. Je rappelle qu'il n'y a qu'une virgule suivie d'une lettre majuscule pour annoncer le dialogue. Pas de majuscule aux prénoms, noms de ville sauf après un point ; pas non plus de point d'interrogation ni d'exclamation :
"Réunie le matin à la première heure, l’assemblée générale des transporteurs décida, sans voix contre, que le retour à lisbonne se ferait par des routes moins pénibles et dangereuses qu’à l’aller, par des chemins plus affables et moelleux sous les pieds et sans craindre le regard jaune des loups et les manœuvres insidieuses avec lesquelles, peu à peu, ils acculent le cerveau de leurs victimes. Non pas que les loups ne se montrent jamais dans les régions côtières, au contraire, on les y aperçoit souvent et ils effectuent de grandes razzias dans les troupeaux, mais il y a une différence considérable entre marcher au milieu de rochers qui vous serrent le cœur rien qu’à les regarder et marcher dans le sable frais des plages de pêcheurs, braves gens toujours prêts à vous céder une demi-douzaine de sardines en échange d’une aide, même symbolique, pour haler leur bateau. Les transporteurs ont reçu leur ration de nourriture et attendent à présent la venue de subhro et de l’éléphant pour procéder aux adieux. Quelqu’un a eu cette idée, sans doute le cornac lui-même. Et l’on ignore comment elle aura pris naissance dans son esprit, car il n’y en a aucune trace écrite. Une personne peut être étreinte par un éléphant, mais il est impossible d’imaginer le geste contraire. Et quant à une poignée de main, elle est tout bonnement impensable, cinq doigts humains insignifiants ne pourront jamais enserrer une grosse patte épaisse comme un tronc d’arbre. Subhro les fit s’aligner sur deux rangées, quinze devant et quinze derrière, laissant la distance d’une coudée entre chaque file de deux hommes, ce qui indiquait que très probablement l’éléphant ne ferait rien d’autre que défiler devant eux comme s’il passait les troupes en revue. Subhro prit de nouveau la parole pour dire que chaque homme, quand salomon s’arrêterait devant lui, devrait tendre la main droite, paume vers le haut, et attendre le geste d’adieu. Et n’ayez pas peur, salomon est triste, mais pas fâché, il s’était habitué à vous et il vient de découvrir que vous allez partir, Comment l’a-t-il appris, C’est une de ces choses qu’il ne vaut même pas la peine de demander, si nous l’interrogions directement, il ne nous répondrait sûrement pas, Parce qu’il ne sait pas ou parce qu’il ne veut pas, Je crois que dans la tête de salomon ne pas vouloir et ne pas savoir se confondent dans une grande interrogation sur le monde dans lequel il est amené à vivre, d’ailleurs je crois que nous sommes tous dans cette interrogation, nous et les éléphants. Subhro pensa aussitôt qu’il venait de proférer une phrase stupide, une de ces phrases qui pourrait occuper une place de choix sur la liste des bouche-trous, Heureusement que personne ne l’a comprise, murmura-t-il en s’éloignant pour aller chercher l’éléphant, l’ignorance a ceci de bon qu’elle nous défend contre les faux savoirs. Là-bas dehors, les hommes s’impatientaient, ils brûlaient de l’envie de se mettre en route, ils suivraient la rive gauche du douro pour plus de sécurité, jusqu’à arriver à la ville de porto qui avait la réputation de bien accueillir les gens et où certains d’entre eux envisageaient déjà de s’établir, dès que la question du paiement du salaire serait réglée, ce qui ne pourrait avoir lieu qu’à lisbonne. Sur ces entrefaites, chacun étant plongé dans ses pensées, salomon apparut, déplaçant pesamment ses quatre tonnes de chair et d’os et ses trois mètres de hauteur. Plusieurs hommes pas très intrépides sentirent leur estomac se contracter à l’idée que quelque chose pourrait mal tourner pendant ces adieux, car sur la question des adieux entre espèces animales différentes, comme nous l’avons déjà dit, il n’existe aucune bibliographie. Aidé par ses deux acolytes, qui verront bientôt s’achever les doux farniente dans lequel ils ont vécu depuis qu’ils ont quitté lisbonne, subhro arrive assis sur l’ample nuque de salomon, ce qui ne fit qu’accroître l’inquiétude des hommes alignés. La question était dans toutes les têtes, Comment pourra-t-il nous porter secours de là-haut. Les deux rangées oscillèrent plusieurs fois, comme secouées par un vent violent, mais les transporteurs ne se dispersèrent pas. D’ailleurs, ç’eût été inutile car l’éléphant approchait. Subhro le fit s’arrêter devant l’homme qui se trouvait à l’extrémité droite de la première rangée et dit d’une voix claire, Main tendue, paume tournée vers le haut. L’homme fit ce qu’on lui ordonnait, la main était là, apparemment ferme. Alors l’éléphant posa sur la main ouverte l’extrémité de sa trompe et l’homme répondit instinctivement au geste en la serrant comme si c’était la main d’une personne, tout en essayant de dominer le serrement qui s’ébauchait dans sa gorge et qui pourrait, si on le laissait libre, finir par des larmes. L’homme tremblait des pieds à la tête pendant que subhro, de là-haut, le regardait avec sympathie. La même mimique se répéta plus ou moins avec l’homme à côté, mais il y eut aussi un cas de rejet mutuel, l’homme ne voulut point tendre la main et l’éléphant n’avança pas la trompe, une espèce d’antipathie foudroyante, instinctive, que personne n’eût su expliquer, puisque rien ne s’était passé pendant le voyage qui eût pu laisser prévoir semblable hostilité. En revanche, il y eut des instants d’émotion très vives, comme dans le cas de cet homme qui éclata en pleurs convulsifs comme s’il venait de retrouver un être cher dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis bien des années. L’éléphant fut particulièrement aimable avec lui. Il passa sa trompe sur ses épaules et sa tête en des caresses qui semblaient quasiment humaines, tant la douceur et la tendresse qui s’en dégageaient au moindre mouvement étaient grandes. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un animal prit congé, au sens propre du terme, de plusieurs êtres humains comme s’il leur devait amitié et respect, ce que les préceptes moraux de nos codes de comportement sont loin de confirmer, mais qui se trouvent peut-être inscrits en lettres d’or dans les lois fondamentales de l’espèce éléphantine."
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