19/06/2011
Andromaque — Racine
Suite et dernier extrait ici de la préface de Patrick Dandrey :
"Son théâtre comptera certes bien d'autres victimes innocentes — mais, même marqués par la souffrance et les larmes, Britannicus et Junie, Hippolyte et Aricie, Bérénice ou Iphigénie n'épuiseront pas tout le deuil qui a marqué Andromaque, silhouette sombre dressée sur un fond d'incendie. D'eux tous, elle est la seule à aimer hors de l'amour, à aimer un enfant et un mort. Épouse, elle n'est plus que l'austère prêtresse d'un rite funèbre. Mère, elle n'entend pas même chanter en son fils la frêle mélodie d'un avenir possible : Astyanax n'est pas pour elle l'espoir d'un lendemain, mais plutôt l'image perpétuée d'Hector et de Troie. Or jamais Hector ni Troie ne revivront. Le seul avenir d'Andromaque, c'est l'éternité ; la seule issue offerte à sa nuit, c'est la lumière surnaturelle du martyre consenti pour sauver un enfant sans trône, sans appui, sans espoir.
Le martyre, cette dignité sacrée conquise dans la torture de l'âme et l'humiliation, est inconnu aux damnés de la passion que sont Pyrrhus, Oreste et Hermione. leur univers ne connaît pas de communication, encore moins de communion avec celui d'Andromaque. Se perdant et perdant leur âme pour s'abandonner au feu qui les dévore et qui dévaste tout ce qui les entoure, ils prolongent le carnage de la guerre et l'incendie de Troie dont l'horreur a pour jamais désespéré la veuve d'Hector. Sont-ils pour autant les plus sombres des damnés dont le cortège traverse l'œuvre entière de Racine ? Nullement : Pyrrhus, Oreste ni même Hermione n'ont la stature démoniaque d'un monstre naissant comme Néron, la cruauté raffinée d'un cœur endurci par l'âge comme Mithridate ou éduqué aux mœurs du sérail comme Roxane, ni l'envergure tragique d'une proie privilégiée de Vénus vengeresse comme Phèdre. ceux-là, et d'autres encore, marqués par la faute, l'horreur, les dieux, seront bêtes fauves ou victimes illustres du destin. Nos trois malheureux amants ont plus de spontanéité, de naïveté même, et de jeunesse aussi : leur seule faute est l'opiniâtreté qu'ils mettent à aimer, ou plutôt qu'aimer, simplement à espérer.
C'est là leur triste lot : ne savoir ni pouvoir, même désabusés, renoncer à l'amour ni à l'illusion d'être aimés."
08:22 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)
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