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27/01/2010

Les "choses" de la vie

Petite anxiété en me levant ce matin quand je me suis souvenu de mon rendez-vous chez le dentiste. Lequel en consultant sa fiche m’a signalé que ma dernière visite remontait à trois ans. Il me faut un cas d’urgence, genre naissance d’un chicot en passe de devenir visible à l’œil nu, ou difficulté à mâcher mes aliments du côté droit molaire du haut, pour me décider à prendre rendez-vous chez un dentiste, si aimable soit-il. La nervosité aidant, me voici avec un quart d’heure d’avance par un froid polaire devant un cabinet médical encore fermé à cette heure. Pas de café dans ce coin qui est une zone pavillonnaire, j’avise donc le cabinet médical qui jouxte celui-ci et qui est ouvert. J’entre et me retrouve dans un hall, une bouffée de chaleur provenant d’un bon chauffage central me réchauffe les oreilles. Sur ma droite derrière la cloison de verre deux secrétaires échangent quelques mots avec la dame qui me suivait dans le large escalier de béton qu’il faut prendre pour arriver jusqu’ici. Elle les quitte pour rejoindre son bureau, je reste debout, attendant que l’on me questionne. Je m’apprête à leur demander s’il m’est possible de rester ici un moment en attendant l’ouverture de l’autre cabinet mais elles vaquent à leurs occupations et ne semblent pas s’être rendu compte de ma présence. Je me sens dans la peau d’un SDF qui d’un coup deviendrait passe-partout, m’installe confortablement sur une des chaises dans la rangée faisant face à la verrière et me plonge dans le fameux polar qui m’intrigue depuis hier soir malgré mes astuces pour le "décrocher" un peu. La conversation des secrétaires devient une petite musique de fond qui fait fonction de rappel quant à mon rendez-vous. À deux pages près, j’étais au chapitre des têtes ballons, le 21. Voici donc ce que je me mis à lire à la page 91, incognito, dans un grand vestibule devenu cocon, par ce froid matin d’hiver :

 

 

« Fais très attention, très, très attention, maintenant, Gary, mon garçon.

Gary Soneji lorgnait la grosse femme du coin de son œil gauche. Il surveillait ce gros tas de graisse comme un lézard surveille un insecte – juste avant l’heure du repas. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait.

Elle était à la fois agent de police et préposée au péage à la sortie n°12 de l’autoroute. Elle compta soigneusement la monnaie qu’elle rendit. C’était une femme énorme, noire comme la nuit, et totalement hors du coup. À moitié endormie à son poste.

Soneji se dit qu’elle ressemblait à une Aretha Franklin ne sachant pas chanter, qui serait obligée de gagner sa vie dans le monde ordinaire du travail.

Elle n’attachait pas la moindre importance à tous ces gens qui faisaient partie du défilé monotone de la circulation en ces jours de vacances. Et pourtant, elle et tous ses semblables étaient censés le chercher désespérément.

Voilà ce que donnaient les barrages de police considérables mis en place et la chasse à l’homme sur tout le territoire. Quelle merde ! Et quelle déception pour lui ! Comment pouvaient-ils espérer le coincer avec des gens de cet acabit. Ils auraient au moins pu essayer de faire quelque chose qui éveille son intérêt.

Parfois, et particulièrement à des moments comme celui-ci, Gary Soneji avait envie de proclamer la vérité incontestable de son univers.

Proclamation. Écoute-moi bien, espèce de garce imbécile et mal embouchée de flickesse ! Est-ce que tu ne vois pas qui je suis ? Est-ce que tu te laisses abuser par n'importe quel déguisement ridicule ? Je suis celui que tu as vu dans tous les reportages de ces trois derniers jours. Toi, et la moitié du monde, Aretha, ma fille. 

Proclamation. C'est moi qui ai monté et exécuté le Crime du siècle si parfaitement. Je suis déjà plus célèbre que John Wayne, Gacy, Jeffrey Dahmer, Juan Corona... Tout a été parfait jusqu'au moment où l'enfant bleu du millionnaire m'a claqué dans les mains.

Proclamation. Rapproche-toi de moi, regarde-moi bien. Sois une saloperie de héros une fois dans ta vie. Sois autre chose qu’une nullité noire et grassouillette sur l’autoroute de l’Amour. Regarde-moi, veux-tu ! Regarde-moi !

Elle lui rendit sa monnaie.

— Joyeux Noël, monsieur. 

Gary Soneji haussa les épaules.

– Joyeux Noël à vous dit-il.

Tandis qu’il s’éloignait de la lumière vive qui clignotait sur le guichet du péage, il imaginait la femme policier arborant un de ces visages Bonne journée à vous. Il voyait dans son esprit un pays tout entier rempli de ces têtes souriantes en forme de ballons. Et qui plus est, c’était exactement ce qui se passait.

Cela devenait pire qu’une invasion de kidnappeurs … ça le rendait fou quand il y pensait. Il essayait de ne pas le faire. Un pays entier de ballons souriants. Il aimait beaucoup Stephen King, s’identifiait à ses bizarreries, et aurait voulu que le King écrive quelque chose sur tous les imbéciles souriants d’Amérique. Il visualisait d’avance la jaquette du chef-d’œuvre de King : Les têtes-Ballons.

Quarante minutes plus tard, à Crisfield dans le Maryland, Soneji fit quitter la route 413 à sa fidèle Saab. Il accéléra en prenant le chemin creux qui menait à la vieille ferme. À ce stade, il ne pouvait s’empêcher de sourire, de rire, tellement il les avait tous possédés et fait tourner en bourrique. Complètement tourneboulés !

Il avait déjà surpassé l’affaire Lindbergh, pas vrai ? Et maintenant, le moment était venu que le sol, encore une fois, se dérobe sous les pieds de toutes ces têtes-ballons. »

James Patterson, Le Masque de l'araignée, Le Livre de Poche 

J’ai lu encore quelque six pages avant de quitter ma salle de lecture improvisée.

C’est le style de l’auteur qui fait passer l’émotion qu’éprouve le tueur, rivé à lui-même, chosifiant ainsi toutes ses victimes potentielles.

13:03 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)

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