16/01/2009
Le roi Cophetua
À propos de "l'impossible adaptation" du film de Delvaux Rendez-vous à Bray, inspiré du livre de Julien Gracq, Le roi Cophetua, celui-ci écrit :
"Le rayonnement productif d’un art n’est pas borné, n’est jamais absolument borné par des frontières techniques. Tout art peut, occasionnellement, inspirer un artiste relevant d’une mouvance étrangère. Mais il existe de l’un à l’autre des variations de grande ampleur dans leur capacité incitative vis-à-vis des créateurs d’une catégorie artistique différente, dans leur aptitude à stimuler en eux l’invention. Tantôt l’art semble se fermer sur lui-même, ne suscitant en dehors de ses desservants propres, que l’admiration seule, et non une émulation libre et sans frontières : c’est le cas, à l’extrême, de la sculpture et de l’architecture, et, dans une mesure sans doute un peu moindre, de la peinture – La vue d’un monument ne provoquant guère activement qu’à bâtir, celle d’une statue qu’à sculpter ou à modeler. Ce sont là des arts, on dirait, strictement auto-fécondants, qui semblent avoir trouvé en eux-mêmes seuls leur équilibre définitif, et qui ne propagent plus en milieu étranger aucune poussée, aucun ébranlement générateur. À l’extrême opposé, il faudrait situer la musique, dont une des vertus éminentes réside dans sa capacité d’animer, de mettre en train, non seulement le profane, mais l’artiste relevant d’une discipline différente : combien de fois un disque placé sur l’électrophone a-t-il délié le cerveau bloqué, libéré les rythmes rétifs, coopéré à la remise en route d’une plume que la page blanche paralyse ? Mais cet état contagieux et volatil, cette aptitude séminale à propager son ébranlement au-delà de ses frontières, nous semble être don sans restriction, gratuité pure : en témoigne la disponibilité totale où la musique laisse l’artiste étranger qu’elle inspire, tout comme son refus de cerner en quoi que ce soit, et de peupler concrètement les domaines qu’elle ouvre à l’imagination. Lubrifiant insigne, qui fait jouer parfois magiquement des serrures bloquées, elle n’aiguille ni ne guide aucun mécanisme créateur précis.
La littérature – et spécialement la littérature de fiction – figure ici un échelon intermédiaire, en même temps qu’elle remplit une fonction à part. Elle a de tout temps – et presque congénitalement – inspiré des arts connexes, à commencer par les arts proprement dits « du livre » : l’enluminure autrefois, l’illustration plus tard, et même la reliure – à continuer par la peinture et la sculpture, qui se sont pendant si longtemps servis pour leurs sujets de thèmes empruntés à la fiction et à la poésie – pour terminer par la musique, quand elle se plie aux exigences du lied ou du livret d’opéra. Mais ce protectorat sourcilleux, exercé longtemps, et presque officiellement, par la fiction écrite, sur les autres arts, comporte, lui, des nuisances, et sérieuses : à l’inverse de la musique, qui ne dicte jamais rien, la fiction littéraire, elle, quand elle se fait l’inspiratrice et le guide d’un art connexe – et cela parce qu’elle est signification de part en part – n’est jamais indemne de l’exercice d’un impérialisme décidé. Si elle inspire, elle ne le fait qu’en imposant d’emblée un cadre fixé, des lignes directrices peu flexibles, un contenu insistant qui se prête aussi mal que possible aux transpositions et aux transmutations.
L’histoire des longs démêlés aigres-doux, du concubinage à la fois passionnel et agité de la littérature de fiction et du cinéma s’enclenche là : elle est celle d’une incompatibilité foncière de tempéraments qui pourtant s’accommodent tant bien que mal de la cohabitation, et même de la collaboration. Le cinéma est image, et le propre de la littérature de fiction, en même temps que son aptitude à suggérer, réside dans son incapacité foncière à jamais faire voir (Flaubert déjà le savait parfaitement, qui répondait – à peu près – à une proposition d’illustrer ses romans : « Pensez-vous que je vais laisser quelqu’un montrer ce que j’ai dépensé des années de travail à empêcher qu’on voie »). Le genre asexué – fondamentalement impur – du scénario figure le contrat boiteux par lequel les deux arts concluent le pis-aller d’un compromis plutôt qu’un vrai mariage.
Des mariages de cette espèce – pour inverser le mot de La Rochefoucauld – il n’y en a sans doute point de parfaits ni de délicieux, mais il y en a quelquefois de bons. Mes rapports avec André Delvaux, grâce à lui, m’en ont apporté la preuve.
L’absence complète de conflits, et même de frictions, est ce qui me frappe le plus après coup, dans nos relations de travail. Nous ne nous rencontrâmes, me semble-t-il, pas très souvent. Il y eut une longue conversation initiale, où nos rapports furent établis, une fois pour toutes, dans le sens de la « bride sur le cou ». Mes relations avec un metteur en scène qui veut adapter un de mes livres tendent à se guider plus ou moins sur la formule du Père de l’Église : « Aime, et fais ce que tu veux. » Je compris tout de suite que Delvaux aimait la nouvelle, qu’il y entrait souplement, librement, qu’il y était chez lui, et je lui laissai carte blanche, mon souhait étant toujours – persuadé que je suis de l’incompatibilité foncière de la fiction écrite et de l’image – qu’un réalisateur utilise le texte qu’il adapte, non comme la contrainte sécurisante ( et décevante) d’une figure ou d’un contour à décalquer, mais, beaucoup plus librement, comme une invitation au voyage, comme un tremplin. Quelque temps après, il me donna à lire le découpage terminé : toutes les scènes inventées, à ma surprise admirative, me firent l’effet non d’ajouts étrangers, mais plutôt de branchages supplémentaires sortis naturellement d’un tronc qui nous devenait à demi-commun. J’allai un jour le voir à Lagny, au fond d’une pelouse d’herbes folles, dans la grande villa démeublée et déjà mise en vente où il tournait Rendez-vous à Bray, et qui, je crois bien, (par la faute d’un réchaud sur lequel on mitonnait, dans un cabinet de toilette, le dîner servi à La fougeraie à Mathieu Carrière) prit feu le dernier jour, le travail terminé. Il dirigeait à mi-voix, sans jamais un mot plus haut que l’autre ; une singulière impression de roue libre, de progression huilée, totalement étrangère aux éclats habituels, régnait dans la villa réoccupée à petits bruits par la faune bariolée de l’équipe de tournage. Nulle contrainte exercée sur les acteurs : il me semblait plutôt que Delvaux les ralliait par la persuasion, les apprivoisait sans violence à sa manière de voir.
Il faut du temps, et un peu d’accoutumance, pour qu’un écrivain s’habitue au film qu’on a tiré d’un de ses livres. Un vif sentiment de limitation arbitraire est inséparable, pour l’auteur, de la première projection où le film est « visionné ». La quantité d’exclusives que formule pour l’imagination chaque plan – quant aux lieux scéniques, quant aux traits des personnages – lui paraît d’abord presque inadmissible : les images sur l’écran lui semblent cristalliser une à une par réduction, par assèchement d’un espace fluide où l’imagination flottait jusque là en liberté. Mais l’élément musical, activement, admirablement incorporé par Delvaux à son film, jusqu’à en être parfaitement indissociable, joua ici un rôle de médiation efficace : il replongeait les contours si nets du film dans une espèce d’eau-mère, de milieu natif encore à demi-indifférencié où l’homme des mots et l’homme des images pouvaient se rejoindre par-delà la barrière dissoute des modes d’expression. Je songe au film de Delvaux que je revois toujours avec un plaisir singulier – un peu comme à l’interprétation inattendue que fait parfois la nature, dans un visage nouveau qu’elle crée, d’un air de famille – irrécusable après coup, mais dont rien ne permettait d’anticiper la liberté d’invention dans la ressemblance. Ainsi s’est-il intégré à mon espace familier : ce que la fidélité formelle n’aurait pu accomplir est né – une certaine consanguinité sensible, au départ, étant donnée – de l’exercice sans retenue de l’indépendance et de la liberté."
Julien Gracq
16:06 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)
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