11/10/2008
Samuel Beckett
Moran, autre personnage du roman de Samuel Beckett, chargé de partir à la recherche de Molloy se parlant à lui-même se décrit en ces termes, en rétrospective :
« Qu’un homme comme moi, si méticuleux et calme dans l’ensemble, tourné si patiemment vers le dehors comme vers le moindre mal, créature de sa maison, de son jardin, de ses quelques pauvres possessions, faisant fidèlement et avec habileté un travail répugnant, retenant sa pensée dans les limites du calcul tellement il a horreur de l’incertain, qu’un homme ainsi fabriqué, car j’étais une fabrication, se laisse hanter et posséder par des chimères, cela aurait dû me paraître étrange, m’engager même, à y mettre bon ordre, dans mon propre intérêt. Il n’en était rien. Je n’y voyais qu’un besoin de solitaire, besoin peu recommandable certes, mais qui devait se satisfaire, si je voulais rester solitaire, et j’y tenais, avec aussi peu d’enthousiasme qu’à mes poules ou à ma foi, mais avec autant de clairvoyance. D’ailleurs cela tenait bien peu de place dans l’inénarrable menuiserie qu’était mon existence, ne la compromettait pas plus que mes rêves et s’oubliait aussi vite. Faire la part du feu avant la conflagration, cela m’a toujours semblé raisonnable. Et j’aurais dû raconter ma vie que je n’aurais même pas fait allusion à ces présences, et à celle de l’infortuné Molloy moins qu’à toute autre. Car il y en avait d’autres, autrement prenantes. »
Moran vient de se mettre en route, contraint à retrouver Molloy, ordre lui a été donné en plus, de partir avec son fils. En faisant se raconter Moran, l’auteur révèle ce qu’est le personnage à son insu :
...
« J’ai menti en disant que j’avais des dindes, etc. Je n’avais que quelques poules. Ma poule grise était là, pas sur le perchoir avec les autres, mais par terre dans un coin, dans la poussière, à la merci des rats. Le coq n’allait plus vers elle pour lui sauter rageusement dessus. Le jour était proche, si elle ne se reprenait, où les autres poules, unissant leurs forces, la mettraient en pièces, à coups de bec et de serre. Tout était silencieux. J’ai l’oreille d’une grande finesse. Mais je ne suis pas du tout musicien. Je perçus cet adorable bruit fait de menus piétinements, de plumes nerveuses, d’infimes gloussements aussitôt réprimés, qui est celui des poulaillers la nuit et qui s’achève bien avant l’aube. Que de soirs je l’avais écouté avec ravissement, en me disant, Demain je suis libre. Ainsi je me retournais une dernière fois vers mon petit bien, avant de le quitter, dans l’espoir de le conserver.
Dans la ruelle, ayant refermé le guichet à clef, je dis à mon fils, À gauche. Il y avait longtemps que j’avais renoncé à me promener avec mon fils, malgré le vif désir que j’en avais quelquefois. La moindre sortie avec lui me mettait au supplice, tellement il se trompait de direction. Seul cependant il semblait connaître tous les raccourcis. Quand je l’envoyais chez l’épicier, ou chez Madame Clément, ou même plus loin, sur la route de V chercher de la graine, il était de retour dans la moitié du temps que j’avais mis moi à faire le même trajet, et sans avoir couru. Car je ne voulais pas qu’on vît mon fils gambader dans les rues, comme les chenapans qu’il fréquentait en cachette. Non, je voulais qu’il marche comme moi, à petits pas rapides, la tête haute, la respiration égale et économe, balançant les bras, ne regardant ni à droite ni à gauche, n’ayant l’air de rien voir et en réalité attentif aux moindres détails du chemin. Mais avec moi il prenait invariablement le mauvais tournant, il suffisait d’un carrefour ou d’une simple jonction pour qu’il s’écartât du bon chemin, celui que j’avais élu. Je ne crois pas qu’il fît exprès. Mais se reposant sur moi il ne faisait plus attention à ce qu’il faisait, ne regardait pas où il allait et avançait machinalement plongé dans une sorte de songe. Et on aurait dit qu’il se laissait aspirer par toutes les ouvertures susceptibles de le faire disparaître. De sorte que nous avions pris l’habitude de nous promener chacun de son côté. Et la seule promenade que nous faisions régulièrement ensemble était celle qui nous conduisait, le dimanche, de la maison à l’église et, la messe terminée, de l’église à la maison. Pris alors dans le lent flot des fidèles mon fils n’était plus seul avec moi. Mais il faisait partie de ce docile troupeau allant remercier encore une fois Dieu de ses bienfaits et implorer pardon et miséricorde, et ensuite s’en retournant, l’âme rassurée, vers d’autres satisfactions.
J’attendis qu’il revînt sur ses pas, puis prononçai les mots destinés à régler cette question une fois pour toutes. Tu te mettras derrière moi, dis-je, et tu me suivras. Cette solution avait du bon, à plusieurs points de vue. Mais était-il capable de me suivre ? Le moment ne viendrait-il pas fatalement où il lèverait la tête et se trouverait seul, dans un endroit inconnu, et où moi, secouant mes pensées, je me retournerais pour constater sa disparition ? Je jouai brièvement avec l’idée de me l’attacher au moyen d’une longue corde, dont les deux extrémités s’enrouleraient autour de nos tailles. Il y a plusieurs façons de se faire remarquer et je ne suis pas sûr que celle-là fût parmi les bonnes. Et il aurait pu défaire ses nœuds en silence, et prendre le large, me laissant poursuivre mon chemin tout seul, suivi d’une longue corde traînant dans la poussière, comme un bourgeois de Calais. Jusqu’au moment où la corde, s’accrochant à un objet fixe ou lourd, briserait mon élan. Il aurait donc fallu, à la place de la corde molle et silencieuse, une chaîne, ce à quoi il ne fallait pas songer. Mais j’y songeai néanmoins, je m’amusai un instant à y songer, à m’imaginer dans un monde moins mal fait et à chercher de quelle manière, n’ayant à ma disposition qu’une simple chaîne, sans carcan ni collier ni menottes ni fers d’aucune sorte, je pourrais enchaîner mon fils à moi de façon à ce qu’il ne pût plus me fausser compagnie. C’était un simple problème de lacs et de nœuds et je l’aurais résolu s’il l’avait fallu. Mais déjà m’appelait ailleurs l’image de mon fils cheminant, non pas derrière moi, mais devant moi. Ainsi placé par rapport à lui j’aurais pu l’avoir à l’œil et intervenir, au moindre faux mouvement de sa part. Mais outre que j’allais avoir d’autres rôles à jouer, pendant cette expédition, que celui de surveillant ou de garde-malade, la perspective de ne pouvoir faire un pas sans avoir sous les yeux ce petit corps maussade et dodu m’était intolérable. Viens ici! M’écriai-je. Car en m’entendant dire qu’il fallait prendre à gauche il avait pris à gauche, comme il avait à cœur de me mettre hors de moi. Affaissé sur mon parapluie, la tête penchée comme sous une malédiction, les doigts de ma main libre passés entre deux ais du guichet, je ne bougeais pas plus qu’une statue. Il revint donc une deuxième fois sur ses pas. Je te dis de me suivre et tu me précèdes, dis-je. »
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Samuel Beckett
06:11 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)
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