20/03/2008
Le professeur Lilus
Les signes répétés d’inattention des élèves avaient fini par décourager le professeur Lilus ; il leur dit de s’en aller.
– Je ne sais pas ce qui vous distrait dans mes cours au juste, mais aujourd’hui j’en ai assez ! Sortez !
Ils se regardèrent, déconcertés.
– Ce n’est pas l’heure, Monsieur, il est à peine et quart, lança l’un d’eux.
– On pourrait se faire attraper par le proviseur, renchérit laconiquement un autre.
Le professeur Lilus se mordit nerveusement la lèvre inférieure et déclara sèchement :
– Je prends sur moi. Ne vous inquiétez pas pour le proviseur.
Celui-ci, comme s’il avait pressenti quelque évènement inhabituel, passa la tête par l’entrebâillement de la porte.
– Tout va bien ici, professeur Lilus ?
Le silence des élèves de cette classe l’avait en fait positivement impressionné, et il l’avait questionné avec bonhomie, histoire peut-être de bousculer un peu sa routine.
– Je viens de demander aux élèves de sortir. Vous tombez bien proviseur.
– Plaît-il ?
Le professeur continua sans hésiter :
– J’interromps le cour étant donné qu’ils ne s’y intéressent pas et je leur demande de quitter la classe.
Monsieur Pro se redressant d’un coup, ouvrit grand la porte et regarda béatement son interlocuteur.
– Mais… on ne met pas toute une classe à la porte ! Vous divaguez, Monsieur Lilus !
Le professeur soupirait en secouant la tête, tandis que le proviseur avançait à grandes enjambées dans l’allée centrale pour le rejoindre sur l’estrade.
– Professeur Lilus, avez-vous songé une minute à la réputation de notre établissement ?
La mine chagrinée, Monsieur Lilus insista :
– Comprenez-moi, Monsieur Pro, ces élèves n’écoutent rien !
Désappointé, le proviseur se retourna vers les élèves. Voulait-il les exhorter à la sagesse ? Nul n’aurait su dire exactement ce qu’il avait en tête en ce moment. Probablement désirait-il les persuader de se montrer compréhensifs à l’égard d’un professeur surmené.
Il commença ainsi :
– Personne n’est à l’abri d’un instant d’égarement …
Son regard erra ensuite d’un élève à l’autre. L’étrange inertie de tous ces êtres qui le contemplaient passivement lui noua la gorge. Avant qu’il pût se ressaisir, l’un d’eux sortit une souris mécanique de son casier, et téléguida l’engin aux cliquetis funestes jusqu’aux deux hommes. La mécanique rugit en escaladant l’estrade, et se mit à tourner autour d’eux. C’était une sorte de signal, un autre garçon se leva alors, et se mit à marcher tel un vieil homme dans l’allée. Il devenait plus vieux à mesure qu’il s’approchait d’une jeune fille à qui il tendit la main. Dès qu’elle fut debout, elle se mit à trépigner en pleurnichant, puis tira de sa poche une poupée qu’elle lança à la tête du professeur Lilus. L’objet alla se briser à ses pieds. Ces deux élèves métamorphosés marchaient maintenant main dans la main vers l’estrade. Le vieil homme tentait de consoler la fillette qui continuai de réclamer une autre poupée. Monsieur Pro, quelque peu angoissé, se massa les sourcils pour se donner contenance. Il entendit la voix éteinte du professeur Lilus qui prenait courageusement les devants :
– Ce n’est pas une garderie ici. Combien de fois dois-je le répéter ?
L’enfant se mit à pleurer si fort qu’une personne se leva dans l’intention manifeste de la consoler. Ce faisant, elle prit l’aspect d’une star des années cinquante. Après avoir ramassé les morceaux de la poupée, elle les tendit à bout de bras dans le creux de ses mains jointes en faisant la moue, se tournant vers les élèves, le professeur et le proviseur incrédule qui se massait maintenant la tempe droite, puis elle les lança en l’air dans un grand éclat de rire qui eut l’air de ravir la fillette.
Un élève tonitrua soudainement comme pour conclure les réjouissances :
– Lilus est un mauvais professeur !
À quoi celui-ci répondit sans l’ombre d’une hésitation :
– Sortez immédiatement !
– Nous avons droit à notre cours ! s’écria une élève du fond de la classe en brandissant une poignée de billets de banque.
Elle s’avança à son tour, le bras toujours levé, agitant négligemment la liasse comme un hochet, l’air soudainement énergique d’une touriste fraîchement rentrée de vacances. Arrivée devant le duo mal assuré, elle fit glisser ses lunettes de soleil sur la pointe de son petit nez , et contempla à l’œil nu ce qui lui semblait être deux étranges spécimens. Son regard se tourna ensuite alternativement vers la star année cinquante, l’enfant et le vieil homme. Pour finir, elle donna l’argent au grand-père.
– Achète-lui en une autre, déclara-t-elle ; ce qui eut l’air de survolter le professeur Lilus qui décréta alors :
– Dans ces conditions, c’est moi qui pars !
Il quitta précipitamment la pièce tandis que les élèves scandaient :
– Lilus est un mauvais professeur !
Monsieur Pro se retrouva dans une grande solitude. Les élèves l’entourèrent peu à peu. Tous, dès qu’ils s’étaient levés avaient pris une apparence particulière, selon le rôle qu’ils s’attribuaient secrètement ; ce qui relevait d’une mécanique interactive assez compliquée ; mais le résultat était là, paralysant le proviseur. Pour l’heure ils communiaient en scandant : « À bas Lilus ! »
Le silence revint peu à peu dans le groupe. Dans la confusion, ils intimèrent l’ordre à Monsieur Pro de reprendre le cours de math là où Monsieur Lilus l’avait laissé.
Monsieur Pro tenta de retrouver ses esprits, espérant la sonnerie qui le délivrerait enfin de ces étranges caméléons, peinant à écrire une équation qu’il déchiffrait mal. Derrière lui, la souris mécanique cliquetait, un vieil homme promettait monts et merveilles à une petite fille, une star année cinquante soupirait entourée de ses admirateurs, et une touriste vantait le lieu de ses prochaines vacances dans une ambiance de nouveau conviviale.
Le professeur Lilus n’aurait su expliquer pourquoi il lui semblait avoir des ailes en retournant chez lui. Était-ce du bonheur de s’être sauvé ? Il retrouverait le courage d’affronter son fantôme demain peut-être ; pour l’heure, il se sentait exister, tout simplement.
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