19/12/2007
Bamako, suite
J’ai connu Amani Toumani Touré dans la bonne ville française d’Annecy durant l’été 1992. Une rencontre avait été organisée par le Club Aspen sous la présidence de Raymond Barre. Il était arrivé en héros de la démocratie.
Le 24 mars 1991, alors colonel de parachutistes, Amani avait arrêté Moussa Traoré, l’homme qui tyrannisait le Mali depuis plus de vingt ans.
Et, le 8 juin 1992, il avait tenu sa promesse, seul de sa sorte parmi ses confrères militaires africains : il avait rendu le pouvoir à un civil, Alpha Oumar Konaré, démocratiquement élu à la tête de la république du Mali.
Ses actions ultérieures n’avaient pu qu’accroître sa légende : ses nombreuses missions de bons offices sur le continent, son action continue en faveur des enfants malades… Le peuple malien vient de l’élire à la charge suprême. Il me reçoit donc cette fois dans son nouveau logis, le palais présidentiel.
On sait que Bamako, en bambara, veut dire « marigot aux caïmans ». Est-ce pour cela – prendre un recul prudent – que des esprits avisés ont choisi d’installer les principales administrations sur une hauteur ? La Colline du Pouvoir domine donc la ville. Sur l’autre colline, vers l’est, on a construit l’hôpital.
Le président ne me cache pas son angoisse : « Avant, notre coton, nous l’appelions l’or blanc. Et nous nous y connaissons en or, puisque nous en extrayons plus de cent tonnes par an. Longtemps le coton a été notre meilleur allié. Vous avez lu cette étude ? En cinq ans, la pauvreté a reculé de dix pour cent dans les zones cotonnières et augmenté de deux pour cents ailleurs. Aujourd’hui, l’or blanc est en train de devenir notre malédiction. Le coton, c’est la moitié de nos recettes d’exportation. Le coton fait vivre, directement, près du tiers de notre population : trois millions et demi d’hommes et de femmes ! Et peut-être quinze millions supplémentaires chez nos voisins ! Comment voulez-vous que nous renoncions au coton ? C’est vrai, j’ai accepté de garantir aux paysans un prix supérieur au cours mondial. Comment pouvais-je faire autrement ? Ils se soulevaient ! C’est ça la volonté de la Banque mondiale : une autre zone d’instabilité, dans le sud de notre pays, aux frontières mêmes de la Côte-d’Ivoire d’où ne cessent d’arriver des réfugiés ? Comment voulez-vous que je les nourrisse ? Et mes trois millions et demi, s’ils n’ont plus rien à manger, ils viendront d’abord en ville. Et ensuite, direction la France, par tous les moyens : ils s’accrocheront même aux trains d’atterrissage des avions. C’est ça que vous voulez ? »
Dans la grande salle des entretiens, impersonnelle et glacée, où, quelques nobles peintures exceptées, tout est crème, les lustres, les canapés, la table basse, Amani Toumani Touré n’a rien perdu de sa flamme. Au contraire, on dirait que la présidence l’a rajeuni. Il parle simple et clair, sans ces fleurs de rhétoriques dont les dirigeants africains truffent leurs discours.
« On nous accable pour notre déficit. Mais personne n’aborde les causes de ce déficit. Sans les subventions qu’ils reçoivent de leur État, les agriculteurs américains produiraient du coton plus cher que le nôtre. Depuis l’indépendance, nous avons multiplié par vingt notre production. Depuis quarante ans, jour après jour, nous avons lutté pour nous améliorer. Nous avons joué à fond le jeu de la concurrence. Sans la moindre chance de gagner, puisque le joueur le plus puissant triche.
« Et contre la guerre des monnaies entre l’Europe et les Etats-Unis, que pouvons-nous ? Par notre appartenance à la zone franc, nous sommes pieds et poings liés à l’euro. Dès qu’il monte, notre coton vaut moins cher, puisqu’il est acheté en dollars. Vous trouvez ça normal ? Un pays parmi les plus pauvres accroché à la monnaie la plus haute ? Plus elle grimpe, plus nous tombons. Et personne ne proteste. Et surtout pas la Banque mondiale. »
……
« La privatisation, d’accord. Il paraît que nous n’avons pas le choix. Mais je ne laisserai pas la Banque mondiale casser notre filière entière par trop de précipitation. Il nous faut du temps. Il y a des moments où je me demande si tel n’est pas leur objectif : casser notre filière. Cette destruction arrangerait nos concurrents, et vous voyez lesquels. Dites-leur bien, puisque vous allez à Washington : je ne transigerai pas sur le temps. »
L’angoisse est palpable chez ce militaire qui a traversé bien des crises et n’a jamais manqué de courage. Que Dieu, s’il existe, protège les présidents du Mali ! Leur tâche n’est pas simple.
C’est au temps que je pense en sortant du palais, ou plutôt à la confrontation brutale des temps. La mondialisation n’est pas seulement une affaire d’espace. Elle a ouvert la guerre des horloges.
Aux siècles précédents, les économies nationales ne se pressaient pas trop : elles se construisaient, bien à l’abri de frontières douanières très hautes et étanches. Elles ne s’ouvraient qu’une fois assez forte pour se mesurer aux rivaux les plus redoutables. Aujourd’hui, ces protections, ces lenteurs « éducatives » ne sont plus autorisées. À peine a-t-on commencé à naviguer qu’il faut affronter le vent du large.
Cette accélération a-t-elle un sens ? Beaucoup d’experts pensent que dans cinq ans, dans dix ans tout au plus, la Chine, l’Inde, le Pakistan…. devront diminuer leur production de coton. Les bonnes terres sont rares et les populations croissantes : comment les nourrir sans développer les cultures vivrières ?
L’Afrique, qui n’a pas de contraintes de superficie, pourrait alors tirer son épingle du jeu.
Mais dans cinq ans, dans dix ans, que restera-t-il du coton malien ?
On dirait que Nicolas Normand, notre ambassadeur, qui m’accompagne, a deviné mes préoccupations temporelles. Mais, à son habitude, il change de dimension. Il n’est pas que diplomate. C’est un savant passionné par la nature. Il me fait remarquer que sur notre gauche, au pied se l’escalier de marbre, là où je n’avais cru voir qu’une sorte de palmier, est un Cycas revoluta, une plante rescapée de l’ère primaire, un fossile botanique vieux de cinq cents millions d’années. Le chef du protocole présidentiel hésite : doit-il prendre congé de nous ou suivre la leçon ? Le chauffeur, lui, semble avoir l’habitude. Il m’a avoué la seule vraie difficulté de son travail : quand l’ambassadeur crie, il lui faut piler net, même au milieu d’un cortège officiel. C’est qu’un oiseau rare traverse le ciel, un courvite Isabelle, un francolin de Clapperton…
Juste avant de redescendre vers Bamako, l’ambassadeur change de science. Il paraît que la plateau de grès sur lequel nous nous trouvons est l’une des plus vieilles terres du monde. Elle date d’il y a deux milliards d’années, avant même l’ère primaire. À cette époque, reprend l’ambassadeur, notre planète n’avait qu’un seul continent. Il m’assure que nous sommes à l’endroit où se tenait son centre. Je hoche la tête, impressionné. Mais faut-il toujours croire les ambassadeurs ? Avec le progrès des communications, leur métier se fait de moins en moins gratifiant. Alors ils ont tendance à s’octroyer une importance qu’ils n’ont plus.
Erik Orsenna
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