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14/12/2007

Les camions

0b973e38d8a8efce03204a2811833a73.jpgExtrait de Voyage au pays du coton de Erik Orsenna :

"La nuit, la nuit profonde et poisseuse de l’Afrique tombe sur Koutiala. Sortant de l’enclave immense où, protégées par de hautes clôtures, bourdonnent les six usines, on ne peut que tomber sur eux. Et frissonner. On dirait une armée prête à envahir. Ils sont si nombreux. Et même si leurs moteurs sont éteints, il y a de la colère contenue dans ces mastodontes.

Les camions.

Des camions innombrables, plus de six cents, d’après la rumeur.

Et ils attendent.

Attendent des semaines pour décharger leur cargaison de coton ou de graines. Sur dix rangées attendent leur tour parce que personne n’a prévu d’entrepôt de strockage : l’usine se nourrit en puisant directement dans les bennes. Attendent devant les portes fermées ou dans les ruelles avoisinantes, garés tant bien que mal.

Et c’est pour cela que l’attente fait partie du coton : l’attente des camions et des camionneurs pendant les deux mois de récolte. Et l’attente pire encore pendant le reste de l’année, puisqu’il n’y a plus rien à transporter.

De temps en temps, un grondement annonce qu’un camion se met en marche. Dieu, ou l’usine, a eu pitié de lui. Sa patience est récompensée. Il va pouvoir se débarrasser de sa cargaison.

De proche en proche, des dizaines, des centaines de grondements répondent. Les interminables files s’ébranlent. Puis le silence revient. L’attente a repris.

J’ai appris qu’il y a trois catégories chez les camionneurs. Les propriétaires : on ne les voit jamais. Les chauffeurs : ils entrent en scène seulement lorsque le camion bouge, c’est-à-dire rarement. Et les apprentis : ceux-là ne quittent jamais leur camion. Ils partagent tout de sa vie, c’est-à-dire surtout l’attente. Un apprenti camionneur digne de ce nom vit sous son camion, entre le double train avant et le triple train arrière : c’est là qu’il installe son lit de camp, là qu’il accroche son transistor, là qu’il prépare son thé vert. Certains apprentis dressent une tente devant le pare-chocs : il me semble que leurs confrères les regardent un peu de travers. Un bon apprenti camionneur ne s’isole pas de son camion.

Ces jeunes gens n’ont qu’une espérance : s’élever un jour jusqu’au statut de chauffeur. Il leur faut donc réunir assez de fonds pour financer un permis de conduire. Entreprise plutôt difficile puisqu' ils… ne sont pas payés ! Seulement nourris (à peine) et de temps à autre « encouragés » par un petit billet.

En conséquence, ils attendent.

Pour être justes, leurs supérieurs, les chauffeurs, attendent aussi. L’Afrique, comme on sait, n’est pas avare de guerres civiles. Lorsque, par exemple, Abidjan, par suites de troubles, voit son port fermé, il faut passer par le Togo, le Ghana pour livrer les balles de coton. D’où quelques centaines de kilomètres en prime et des mois d’attente supplémentaires.

Pour tuer le temps, interminable, chauffeurs et apprentis ne cessent d’embellir leur gros compagnons. Non contents de les laver, de les briquer, ils les décorent. Ainsi, peints sur toutes les surfaces possibles (pare-brise, bâche, pare-chocs, caisse à outils… ), d’innombrables chefs-d’œuvre naïfs égaient les parkings : paysages typiques (savanes et forêts), bestiaire nostalgique des époques où l’on croisait encore quelques animaux en Afrique (lions, girafes, éléphants, aigles) ou salutations géopolitiques (drapeau des États-Unis d’Amérique).

Mais la plus belle créativité de ces artistes de la route (immobile) s’exprime dans les devises et maximes amoureusement calligraphiées : « La beauté du garçon, c’est le travail », « Tout passe », « Qui sait l’avenir ? », « J’ai peur de mes amis, même de toi », « Ne m’approche pas trop près », « Dieu, donne en secret », « Le retard n’empêche pas la chance »…

Toute une philosophie se trouve là développée : « Tu peux échapper à tous les fauves, sauf à celui qui porte ton destin. »

Quelle plus exacte incarnation des maux de l’Afrique que ce triste destin des apprentis camionneurs ?"

Pages 33 à 36

 

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