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13/12/2007

La stratégie des antilopes

Est-ce la crainte d’être perçu comme des briseurs de rêves, empêcheurs de tourner en rond et finalement d’être rejeté qui empêche les survivants de parler du génocide ? Une question posée dans La stratégie des antilopes, de jean Hatzfeld. Partager les souvenirs c’est peut-être pourtant ré-ouvrir la porte aux rêves. Je vous propose aujourd’hui un extrait du livre avec le témoignage de Berthe Mwanankabandi.(page 128)

Berthe Mwanankabandi, quelques mois plus tard :

« Vivre dans les marais, sans rien penser de convenable sur la vie et la mort, à enjamber tous les matins les anciens cadavres, et tous les soirs les nouveaux de la journée, ça peuple des souvenirs qui s’allongent sans issue. Ces corps nus à l’abandon du temps, ceux des vieilles mamans qui avaient été découpées, ceux des jeunes filles, ceux de tout le monde, ils étaient un cauchemar véridique.

« oui, on peut raconter les morts, on peut être témoins de leur situation, on peut donner des détails sur les chasses et les fuites et les cris et les peurs. Mais on ne peut pas raconter la mort puisqu’on lui a échappé.

« Le rescapé, il lui manque quelque chose pour raconter le génocide. Tout ce qu’on a pu voir et entendre, on peut le raconter : les coups, les chutes, les chuchotements des derniers instants, les cadavres gisants.

« Toutefois, la mort, on ne peut en témoigner que de biais. Je peux dire : j’ai vu telle personne toute nue pourrissant dans la boue, j’ai entendu les rires des tueurs, les cris de la malchanceuse, j’ai même entendu le bruit du fer sur ses muscles. Mais les sentiments de la malchanceuse devant la machette, son regard dans les yeux du tueur, ses paroles muettes quand elle tombe coupée, ses pensées intimes si elle est déshabillée ou forcée ; de ça, moi, je ne dois rien dire. Les morts s’en sont allés avec leurs secrets que les cadavres ne laissent que deviner.

« Raconter, ce n’est pas leur redonner vie, puisqu’on ne peut surmonter leur mort. C’est seulement leur offrir de la dignité et de la gentillesse. C’est tendre la main à leur souvenir du mieux qu’on peut. Montrer comment ils ont été méritants, chaque fois que l’occasion se présente.

« Raison pour laquelle, pour moi, c’est grave de raconter ces expéditions de mort seulement lorsqu’on est encouragé à le faire, les jours de commémoration quand les morts deviennent des sans nom : par exemple au moment du deuil en avril, ou des séances de gaçaça sous l’arbre, ou pendant le passage d’un étranger comme vous.

« Les rencontres de hasard ne proposent jamais de récit naturel sur les morts, je veux dire avec la sincérité de l’intimité ; et cependant ces morts bien connus et bien-aimés sont les personnes les plus nécessaires à rappeler pour raconter le génocide. »

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