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03/10/2007

Juridique

Une analyse juridique de Norbert Foulquier et Vincent Valentin dans le philosophie magazine n°13 (page 12) :

Alors que les polémiques font rage sur la liberté de parole des magistrats, la décision de la Cour d’appel de révoquer le CNE a posé, dès le 6 juillet, le nouvel équilibre des pouvoirs qui s’établit entre les politiques et les juges.

Juillet 2007 : la Cour d’appel de Paris enterre le Contrat nouvelle embauche (CNE) en le déclarant contraire à une convention de l’Organisation internationale du travail. Deux mois plus tard, la chancellerie convoque Philippe Nativel, vice-procureur de Nancy pour des critiques portant sur la loi instituant les peines planchers. Dans les duels entre les pouvoirs exécutif et législatif, les magistrats s’affirment libres de commenter les lois quand les politiques veulent les cantonner à leur application. Faut-il craindre une intimidation politique du troisième pouvoir ou la formation d’un gouvernement des juges ? Le cas d’école du CNE mettant en jeu une décision de politique économique cristallise les enjeux d’une ingérence du judiciaire.

Le CNE a été voulu pour assouplir le marché de l’emploi et favoriser l’embauche. Sa spécificité est que l’employeur peut le rompre, dans un délai de deux ans, sans exposer ses raisons au salarié. Un délai déraisonnable a jugé la Cour, car disproportionné par rapport au but du gouvernement : il sacrifie trop les salariés au bénéfice des employeurs. Mais le juge peut-il apprécier l’adéquation entre les moyens et les objectifs du gouvernement ? Le caractère « raisonnable » du délai exprime un choix politique fait par une autorité qui représente la volonté du peuple. Le CNE était porteur d’une conception libérale de l’économie, pariant sur l’efficacité de la déréglementation du marché. La légitimité et la compétence de la Cour pour juger ce pari économique semblent discutables. Pouvait-elle affirmer que « dans la lutte contre le chômage, la protection des salariés dans leur emploi semble être un moyen au moins aussi pertinent que les facilités données aux employeurs pour les licencier et qu’il est paradoxal d’encourager les embauches en facilitant les licenciements ? » Cet argument ne relève pas du droit mais bien plutôt de l’économie politique.

Du coup, on ne serait pas loin du gouvernement des juges, voire de la confusion des pouvoirs. Pour un peu, Montesquieu et Rousseau, deux grandes références de notre droit public, sembleraient balayés. Le premier, dans De l’esprit des lois (1748), posait, au nom de la séparation des pouvoirs, que le juge est « la bouche de la loi » et ne saurait avoir aucun pouvoir de création ou d’interprétation du droit, à l’origine législative. Cette répartition des rôles était un gage de liberté des individus. Au nom de la souveraineté du peuple, le second affirmait, dans Du contrat social (1762), que toute autre source de droit que la volonté générale serait une atteinte à sa liberté. Rousseau envisageait une démocratie directe. Néanmoins, on considère dans son sillage que, même lorsque le peuple ne vote pas directement, la volonté de ses représentants fait la loi et s’impose à toute autorité. Dès lors, le juge ordinaire ne peut que vérifier la conformité des actes de l’administration et du citoyen à la loi. Il ne peut censurer les buts poursuivis par le législateur, surtout pas selon le critère de l’opportunité.

De quel droit, alors, la Cour a-t-elle condamné le CNE ? D’abord, au nom du peuple. La Constitution approuvée par le peuple demande au juge d’appliquer les conventions internationales, supérieures à la loi, et ces textes imposent le caractère raisonnable du délai de licenciement non motivé. C’est sur la base de la plus haute expression de la souveraineté du peuple que le juge doit identifier la notion floue du reasonableness. Et parce qu’elle n’est pas définie par l’OIT, il a dû faire la balance entre les objectifs et les moyens du gouvernement. Sa leçon d’économie politique peut choquer, mais en se demandant si la fin justifiait les moyens, la Cour a réagi face à des notions au contenu indéterminé.

Le travail d’édiction des normes ne s’arrête pas à la promulgation des lois, il est prolongé par l’interprétation des juges. Une vulgate commune, fidèle à Montesquieu, ou à Leibniz qui voyait le juge comme un automate, considère l’interprétation comme un acte de connaissance qui consiste à révéler le sens objectif et indiscutable des textes. À observer la pratique judiciaire, il apparaît que l’interprétation des textes est œuvre de volonté : un acte par lequel l’interprète décide de la signification de ce qu’il lit. Sous peine de renier son existence, la Cour d’appel de Paris se devait de rechercher la signification du « délai raisonnable », qui n’existe pas hors de sa nécessaire interprétation.

L’interprétation-volonté est admise par les théoriciens du droit. Elle heurte la représentation dominante de la hiérarchie des pouvoirs : si la loi n’existe que dans la bouche du juge selon l’interprétation qu’il en fait, comment sera respectée la volonté des représentants du peuple ? Quel garde-fou, si le juge a cette liberté ? Le regard exercé sur lui, par les citoyens, ses pairs, les médias, mais aussi l’éthique professionnelle. Si l’interprétation est juridiquement libre, elle est socialement déterminée.

Norbert Foulquier et Vincent Valentin

Birmanie, article : ici

 

 

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