21/09/2007
Extrait de celui qui voulait voir la mer
"Une fois seule, la mère se mit à son ouvrage. Elle leva le couvert et fit sa vaisselle. Quelque chose était de nouveau en elle, qui l’empêchait de penser à ce qu’elle faisait. En rangeant les assiettes dans le placard, elle faillit faire tomber un bol qui se trouvait au bord du rayon.
— Ce sont mes rhumatismes qui me reprennent, murmura-t-elle.
Pourtant, dès qu’elle eut balayé sa cuisine, elle gagna la chambre de Julien.
C’était une petite pièce mansardée, éclairée par une lucarne ouvrant sur le toit. Sous la lucarne, un bureau ; contre les murs, plusieurs rayons où se trouvaient des livres et des boîtes de carton. Épinglé au-dessus du lit, le portrait de Joë Louis, le visage trempé par la fatigue, et que la mère évitait de regarder. « Ce bonhomme me fait peur », disait-elle à Julien.
Elle commença par faire le lit ; puis, ouvrant le tiroir du bureau, elle en sortit un carton à dessin et deux cahiers d’écolier qu’elle avait remarqués lorsque Julien les tirait de sa valise. Elle ouvrit d’abord le carton et, lentement, avec beaucoup d’attention, elle se mit à examiner les dessins et les aquarelles qu’il contenait. Il y avait quelques paysages des bords du Doubs et des vieux quartiers de Dole. Elle cherchait dans ses souvenirs, et, lorsqu’elle parvenait à identifier une rue, un porche ou un pont, son visage s’éclairait, ses yeux exprimaient une grande joie. Il y avait aussi beaucoup de portraits. Des portraits de femmes qui se ressemblaient tous plus ou moins. Là encore, elle fit un effort de mémoire, puis finit par dire :
— ça ressemble à une actrice de cinéma que j’ai déjà vue sur des affiches, et pourtant, c’est pas tout à fait cette tête-là.
Elle interrogea encore ce visage vingt fois répété, approcha les papiers de la lumière qui tombait de la lucarne, et les replaça dans le carton en disant :
— Cette personne a l’air malheureux. Elle serait malade que ça ne me surprendrait pas.
Ensuite, elle feuilleta les cahiers. Il y avait là quelques poèmes composés par Julien, et d’autres qu’il avait recopiés dans des livres. La mère en lut plusieurs. Elle trouvait ceux de son garçon plus beaux et plus émouvants que ceux de Baudelaire par exemple, dont le nom revenait souvent. Elle s’était assise sur le bord du lit, et ses grosses mains tremblaient un peu en tournant les pages. Plusieurs fois elle s’arrêta, l’oreille tendue, le cœur battant. Quand elle avait identifié le bruit qui l’inquiétait, elle se remettait à lire.
Elle se sentait en faute, et pourtant, à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, il lui semblait qu’elle trouvait en elle un peu plus de force. C’était comme une bonne chaleur disparue depuis longtemps et qui revenait, plus vive, plus précise d’instant en instant. Lorsqu’elle eut refermé le cahier, elle le garda sur ses genoux et resta encore un long moment assise sur le bord du lit. Elle ne pensait à rien de bien précis. Simplement, elle demeurait ainsi, parce qu’elle était encore engourdie par tout ce qui était sorti de ces dessins et de ce cahier pour pénétrer en elle.
Enfin, se levant soudain, elle remit tout en place, repoussa le tiroir et descendit l’escalier. À la cuisine, elle regarda le réveil. Il était plus de trois heures après-midi. Il y avait des mois, peut-être même des années que la mère n’était pas restée assise aussi longtemps sans un travail pour occuper ses mains. Cependant, elle ne s’adressa aucun reproche. Quittant ses pantoufles et chaussant ses sabots, elle lança encore un coup d’œil au réveil en répétant plusieurs fois à mi-voix :
— J’irai ce soir. Ce soir, à quatre heures et demie."
Bernard Clavel
12:10 | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Bonjour Sophie
Merci de ton passage sur le blog.
J'aime bcp la fin, le dernier §
ne rien faire et ne pas culpabiliser
Un texte très beau
bises
Écrit par : Lung Ta | 21/09/2007
Passez un bon week-end.
Bises
Écrit par : Sophie | 22/09/2007
Encore de la musique :
« Je voudrais voir la mer » de Michel Rivard
http://www.youtube.com/watch?v=13isrcbG7Y4
Écrit par : une québécoise | 26/09/2007
J'ai écouté, je trouve la chanson très belle. Merci chère Québécoise.
Écrit par : sophie | 26/09/2007
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