19/08/2013
Rose mat
Un collier à grosses perles plates, d’un vieux rose mat. La couleur fait tilt dès que je le vois, en effet le matin précédent, à l’aube précisément, alors que, rendormie sur le canapé, je me trouvais dans un état de demi- sommeil, j’ai eu le sentiment d’une présence, j’ai réussi à me situer correctement dans l‘espace, avec la certitude que, à deux ou trois mètres de moi, une femme, plus très jeune probablement, car le dos frêle et voûté, les épaules entourées d’un châle vieux rose en laine crochetée, venait de s’adosser à la porte-fenêtre. Dans ce rêve proche de l’éveil, j’appelai mon compagnon pour lui signaler la présence incongrue de la dame, comment avait-elle pu s’introduire dans le patio fermé de partout ? Je me suis réveillée en sursaut, il n’y avait personne et je n’avais pas appelé Patrick de vive voix.
Je vois ce collier de même couleur que le châle, le bijou est porté par une jeune femme en train d’officier à sa caisse dans le plus grand super marché du coin. Elle est blonde aux yeux bleus, de cette beauté que la littérature boude. Un faciès de la mythologie nordique. À peine mon tour est-il arrivé de régler mes achats, je lui dis, sourire aux lèvres après les salutations d’usage :
— Vous nous rapportez ce collier des îles… vous rentrez de vacances ?
— Je l’ai acheté en Thaïlande, j’ai une copine qui s’est installée là-bas, je suis allée la voir.
— Il est beau, en plus il vous va bien.
La jeune femme me regarde, un peu intimidée
— Merci. C’est rare les compliments. Là-bas en Thaïlande les gens sont gentils, c’est leur culture d‘être comme ça, ils sont bouddhistes.
— Je trouve que si on a l’occasion de pouvoir faire un compliment sincère, il faut le faire.
La jeune femme respire la petite effluve d’encens. Il ne s’agit pas de flatterie de la part de cette femme pas vraiment inconnue, de beaucoup son aînée. Je pense quant à moi que la bobine de la jeune caissière me rappelle celle de mon cousin. Celui qui s’est suicidé l’an passé. C’est peut-être pour ça, une envie soudaine d’apporter un peu de chaleur, ce qui n’empêche pas la sincérité du compliment, l‘occasion s’est juste présentée. La caissière reprend :
— à Bangkok il y a de la violence comme partout, il faut aller dans les campagnes pour voir les gens tranquilles. Ils sont d’une gentillesse, c’est incroyable, ma copine est bien là-bas. Mais Bangkok, non. Le fric ça pourrit tout.
Je soupire « ah ça le fric, c’est vrai, mais comment échapper à ça dans une ville ? »
17:24 Publié dans Note | Lien permanent | Commentaires (0)
18/08/2013
Jules Janin
~~~~
"VRAIMENT, c'est une honte d'être ici tout seul. Des murs couleur de manteau, des hommes fort laids, et quelles femmes ! Je suis las du fracas de la ville, de la boue, de l'Opéra, des rumeurs. Si l'on n'avait pas tant abusé de ce mot nature (beau mot !), je dirais que je veux plus de nature. Je l'ai vue quelque part.
Par un jour éclatant d'été, vers le silence de midi, quand la lumière est partout, se jouant dans le ciel bleu, dans les blés en fleur, dans l'eau verte, si glissant à travers le nuage aussi bien qu'à travers les ailes des cygnes ; quand tout se tait, l'oiseau, l'insecte, la demoiselle au long corsage ; quand la vie est arrêtée partout, hommes, plantes, animaux, pendant ce sommeil éveillé, plus beau qu'un beau songe, j'ai vu une jolie scène pleine de grâce ; vous le saurez, car je pars ; et quel homme sait en partant s'il doit revenir ?
Sur le bord de l'eau, une onde que cache l'herbe qui serpente mollement sur l'argile, et qui se glisse comme un serpent dans la prairie chargée d'arbres et de fruits, joyeux reflets d'une abondance champêtre ; je puis le dire, je l'ai vu.
J'ai vu trois pêcheurs qui ne dormaient pas ; trois pêcheurs passionnés, actifs, intéressés comme on le serait à un drame ou à un conte de revenants ; non pas des pêcheurs comme vous en avez vu souvent, des pêcheurs vulgaires, quelque homme long, sec, maigre, hâlé, regard stupide et niais sourire ; le bras tendu, et au bout de ce bras une vieille ligne, et au bout de cette ligne un hameçon, et au bout de cet hameçon un ver, et au bout de ce ver, rien.
Mes pêcheurs, à moi, riaient, chantaient, admiraient, aussi prêts à livrer à la friture leur poisson qu'à le rendre aux ondes chaudes. Muet habitant des roseaux, pauvre animal aux sensations froides, aux goûts modestes, brille encore de mille couleurs, carpe dorée ; brochet, ouvre ta large mâchoire comme un requin de la mer ; glisse-toi, anguille ; vivez et devenez grands : voilà ce qu'auraient fait mes pêcheurs de leurs captifs, si le poisson avait eu une voix.
S'il avait seulement poussé le cri plaintif de l'alouette ; si son oeil avait exprimé l'effroi du moineau franc surpris dans une grange !
Mais aux douleurs muettes on n'a pas de compassion, la plainte est un aveu de faiblesse qui touche souvent la fierté de l'homme ; l'homme veut avoir l'air d'être le plus fort. Mais je reviens à mes trois pêcheurs.
Le premier était un enfant déjà grand, un homme comparé à ses frères, habile à jeter l'hameçon, plus habile à ramener avec le filet le poisson captif. Les autres pêcheurs, ah ! pour ceux-là, vous n'en avez jamais vu de plus jolis.
Un tout petit enfant blanc, potelé, frais, aux yeux bleus, bon garçon sans malice, sans envie, presque nu, curieux comme un jeune caniche qui passe son nez à la portière d'une voiture pour la première fois. Le petit garçon plongeait le nez dans le filet, et à chaque mouvement du poisson il fermait les yeux comme s'il eût eu peur, et plus d'une goutte d'eau couvrait son joli visage, innocente punition d'une innocente curiosité.
Mon troisième pêcheur était une petite fille, grosse, rebondie, déjà malicieuse, avec de petits bras tout ronds et une bonne main qu'elle plongeait dans le filet ; on eût dit dans ce filet une anguille de plus, la petite main s'agitait sans rien saisir, le poisson glissait entre ses doigts si frêles. Grandis vite, petite, grandis, sois belle comme Charlotte ; grandis comme elle, tu n'auras besoin ni de jeter l'hameçon, ni de tendre le filet, ni de t'abaisser vers la rive ; les jeunes gens, noble proie, seront tes captifs, si tu le veux, d'un coup d'oeil ; et les vieillards regretteront de n'être plus à tes yeux que comme ce fretin sans valeur que ton frère va rejeter dans les eaux.
N'ai-je pas nommé Charlotte ? Hélas ! c'est un nom dont l'écho se prolonge pour moi et qui retentit, là dans le coeur, là dans la tête ; c'est une vision permanente ; je la vois, je la touche, je lui dis : «Je t'aime, Charlotte, capricieuse création faite pour le tourment de ma vie ; puisque te voilà évoquée, reste près de moi, que je te voie encore.»
Charlotte est grande et belle ; elle est brune et ses cheveux sont noirs ; c'est une jeune fille à l'air altier, mais qui sourit par intervalles, ce qui corrige sa fierté. Il n'y a de femme comme Charlotte ni en France ni en Angleterre ; ce n'est pas une fille de l'Europe, Charlotte est une plante qui veut trop de soleil et qu'une terre froide étoufferait ; du reste, mignonne et frêle à ses extrémités ; mais quelle noble poitrine ! et, sous cette poitrine, quel noble coeur !
Quand on est jeune homme, homme neuf et vrai, et lorsque l'heure est venue qui vous montre la femme prédestinée, celle qu'on reconnaît sans l'avoir jamais vue et dont on se dit tout bas : «C'est elle», il arrive que, la mémoire se portant au coeur, vous vous souvenez de toute cette femme que vous avez jugée d'un coup d'oeil ; vous savez la couleur de ses vêtements et sa forme, et jusqu'au moindre pli de sa manche ; vous savez sa coiffure, le petit chapeau qui pare sa tête et la plume blanche qui retombe avec grâce sur son cou ; vous pourriez dire comment son beau col était découvert, comment ses belles mains étaient nues, quel air fredonnait la jeune fille, quelle note elle touchait au clavecin ; non seulement vous avez les détails, mais encore vous avez l'ensemble ; bien plus, ni sa robe, ni son air, ni sa figure, ni son regard, ni son sourire, ni sa main, ne vous la font reconnaître ; voilà bien quelque chose que vous oubliez : un regard qui vous échappe, un sens que vous ingorez ; ce sens, c'est le sixième sens.
C'est avec le sixième sens que j'ai aimé Charlotte.
Le sixième sens (vive le magnétisme et gloire à Mesmer !) le sens parfait, le sens divin, le sens unique, le sens qui réveille l'homme mort, le sens revêtu de l'enveloppe matérielle, le sens d'âme........ (donne-moi un nom, Charlotte !) quel que soit son nom : c'est avec le sixième sens que j'ai aimé Charlotte.
Prenez-vous par les yeux, vous serez amoureux un jour ; prenez-vous par le sixième sens, vous aimerez jusqu'à la mort.
C'est par les yeux que fut pris l'amant d'Andromède ; par les yeux fut prise Cléopâtre.
Antonie et Sapho furent prises par le sixième sens.
O Saint-Preux ! ô Lovelace ! voulez-vous éviter, toi, la philosophie de ta maîtresse, toi, la vertu de la tienne ? voulez-vous devenir de simples bourgeois, très heureux et fort peu à plaindre ? penchez-vous solitaires vers quelque beauté de la foule attentive au spectacle, ou bien attendant un cavalier pour le bal.
Mais que t'avais-je fait, Charlotte ? Pourquoi m'avoir accueilli ? Pourquoi as-tu interrompu à mon arrivée ton chant commencé ? Pourquoi as-tu suspendu cet accord à peine né que ton doigt capricieux interrompit à ma vue ? Pourquoi, enfin, me suis-je placé dès l'abord si près de toi ?
Charlotte, sans cela j'étais heureux. J'avais pour moi tout le printemps avec ses roses, j'étais libre et content ; je vivais sans trouble, futile observateur de petites choses ; l'historien passionné des infiniments petits, le folâtre amant du soleil, de la lumière, de la pluie qui tombe en rosée, du grillon qui chante au foyer enflammé, du ver luisant qui se cache sous une feuille de rose, rayon timide et fugitif que l'oeil soupçonne à peine et que le souffle d'un insecte peut ternir.
Sans toi, j'aimerais encore le tonnerre qui gronde dans le lointain ; ce moulin qui fait tic tac, monotone musique si favorable au sommeil ; le coq qui chante, la cloche qui tinte, le cheval au labour, l'agneau au sein de sa mère ; l'artisan sur sa porte le soir, le prince qui passe avec ses soldats, la grande dame d'opéra et sa calèche ; j'aimerais tout cela, Charlotte, et je ne t'aimerais pas !
Mais à présent, te voilà dans mon sixième sens. Te voilà souveraine maîtresse, placée là, donnant à mon coeur toutes les émotions, à ma tête tous les transports, à mes artères leur mouvement subit ; tu es là, là toujours, pour toujours là !"
20:13 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)
17/08/2013
Grossman
"Bien qu’écrivant à ses débuts des romans et des nouvelles dans la ligne imposée par le parti communiste, Grossman ne rejoindra jamais le courant du réalisme socialiste. Toutes ses œuvres mettent en effet en avant des individus dans leurs spécificités sans jamais les fondre dans une masse anonyme. Dès ses débuts, un de ses thèmes de prédilection est celui des gens ordinaires à travers leur dignité, leur héroïsme, mais aussi leurs défauts et leurs faiblesses. Il n’adhéra par ailleurs jamais au culte de la personnalité, Staline est quasiment totalement absent de ses œuvres de fictions."
http://fr.wikipedia.org/wiki/Vassili_Grossman
14:29 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0)